Fabulosas : Ode aux chimères

Les éditions Misma sortent Fabulosas, recueil de travaux de Nazario. Si ces histoires font la part belle à l’esprit déluré du dessinateur espagnol, elles révèlent avant tout une sensibilité à fleur de peau.

En 2017, les éditions Misma nous avaient permis de découvrir ou redécouvrir les travaux de Nazario, l’un des chantres de la contre-culture espagnole format BD, enfant terrible de la Movida, ce pavé colorée jeté dans la mare d’eau croupie que représente alors l’Espagne au mi-temps des années 1970. Nazario est homosexuel, travesti, et milite ouvertement en faveur de la cause, racontant à travers ses histoires la face cachée de la moustache. Grâce au personnage d’Anarcoma, les éditeurs avaient rassemblés dans une sublime intégrale des chroniques folles et transgressives.

POUTRES APPARENTES

Anarcoma, c’est l’héroïne phare de Nazario, celle que certains considèrent comme son chef-d’oeuvre, un personnage hors-norme, transsexuel « moitié Humphey Bogart, moitié Lauren Bacall, qui aime baiser des robots sexuels » selon les dires de son auteur. Sondeuse des bas-fonds, détective à la manque, son seul but est de retrouver qui est le grand méchant bout qui à volé la machine du professeur Onliyou.

A la lecture de ces tranches de vie, savoir qui a volé la fumeuse machine importe peu (on ne saura d’ailleurs jamais vraiment à quoi elle sert, autant que la bande de bras cassés qui essayent de se la procurer souvent au prix de leur vît, la machine étant avant tout un MacGuffin, la fameuse figure scénaristique cher à Alfred Hitchcock), ce qui compte c’est le trip à travers les feuillages de cette jungle dorée.

Sectes d’allumés, bande de tantes en folie, robots sexuels, bites et sévices à la pelle : c’est aussi bordélique que beau, aussi drôle qu’irrévérencieux, militant, exaltant. Anarcoma va faire les belles heures de l’iconoclaste magazine de bandes-dessinées El Vibora et en devenir sa presque mascotte.

Aujourd’hui, Guillaume et Damien Misma remettent une pièce dans le juke-box de l’auteur avec Fabulosas, nouvelle intégrale de ses travaux. S’il est toujours question de laisser libre court à l’esprit tordu de Nazario, la plupart des récits éclairent des sentiments tout autres.

AU BALCON, UN ŒIL SUR LE MONDE

Avec Fabulosas, on sent que Nazario lâche l’accélérateur, passe à la vitesse inférieure et regarde le monde tel qu’il lui apparait désormais : toujours chargé de sa cuite ou de sa soirée arrosée de la veille, l’esprit tordu mais apaisé, hagard mais concerné. Se dégage ainsi une forme de mélancolie, dans un coup d’oeil triste sur le temps qui passe, de réflexion sur la vie et ses monstruosités, sur la société et ses chimères.

Nazario s’en repait avec délectation et rend plus d’une fois justice à des êtres fantasmatique en narrant leurs obsessions et leurs douleurs qui se mêlent à la religion, au pouvoir, à la peur de la solitude, à la soif de liberté ou encore à la jouissance des corps peu importe la forme qu’elle emprunte. Son sublime travail sur les couleurs, qu’il a lui même supervisé à l’occasion de ces rééditions, ne fait qu’accentuer le tourbillon dans lequel plonge ces personnages.

Racontées au plus près du corps comme du cœur, ces créatures sont la moelle de Fabulosas, superbement mises en ombres et en lumières dans un livre aussi vaillant que la bite d’une pornstar en érection (24 cm de large sur 32 cm de haut).

MARLENE, MARYLIN ET LES CAROTTES

Mentions spéciales à Héléna, une ombre de la Plaza réal, monologue langoureux et navré d’une femme qui se lasse de son coup de la semaine, à Amantes qui raconte le destin fou d’une femme que l’abandon de son mari parti à la guerre pousse à avoir une histoire d’amour avec son chien ou encore Salomé, figure tragique de femme tourmentée.

« Il y a dans mon œuvre toute une galerie de femmes qui pourraient recevoir le qualificatif de bizarres. Chez toutes ces femmes, plus que la bizarrerie, c’est la condition de victime qu’elles partagent et en est le trait le plus marqué. » Pas étonnant donc de croiser Sainte-Fébronie, autre martyre griffée, brulée et qui mourut torturée, langue et seins coupés dans un entremêlement de cases ou une souffrance en chasse une autre.

Autre mention au génial Abecedario para Mariquitas dans lequel chaque lettre de l’alphabet est revu à la sauce « pédé »: homme se goinfrant de bites arrachées à leurs proprios, couilles poilues, « vieilles tantes », carottes gratinées à l’anus, tatouages et branlettes côtoient Marlene Dietrich et Marylin Monroe. La très Crumbienne La citrouille enchantée marque elle aussi des points, régal pour les yeux et les zygomatiques autant que l’histoire de La princesse qui cherchait chaussure à son pied, drôlerie grivoise au style graphique autrement plus affirmé. 

En fin d’ouvrage se retrouvent compilés les différents travaux de l’auteur. On passe ainsi d’illustrations pour des revues à des natures mortes ou affiches de théâtre et de foires. Nazario y déclame sa petite musique de l’horreur, sa poésie des odeurs, sa passion des âmes tourmentées, des envies, du désir en puissance.

Difficile de rester insensible, difficile de ne pas regarder ailleurs et plonger nos yeux dans les interstices laissées entre chaque case, chaque projet, gouffre aux vipères dans lequel nous sommes inviter à entrer afin de mieux nous laisser croquer. Nul doute que le poison qui vous empliera alors sera dérangeant, chaud, sulfureux mais comme l’amour de Nazario pour ses personnages, il sera  surtout beau.

Article posté le mardi 26 avril 2022 par Rat Devil

Fabulosas de Nazario (Misma)
  • Fabulosas
  • Auteur : Nazario Luque Vera dit Nazario
  • Editeur : Misma
  • Prix : 32€
  • Parution : Mars 2022
  • ISBN : 9782916254906

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