Journal de ma solitude

Journal de ma solitude, publié par Pika Edition est un livre fort, déroutant et douloureux. Kabi Nagata raconte sous ce nom d’emprunt sa véritable histoire. Après la publication de son premier ouvrage Solitude d’un autre genre, elle partage avec nous sa démarche introspective pour trouver sa place dans le monde (réel).

Journal d’une dépression

Dans « Solitude d’un autre genre » Kabi Nagata racontait sa première entrevue avec une prostituée lesbienne, et par là son coming-out. Suite à cette première publication, l’autrice commence l’écriture d’un journal d’échange avec la Kabi Nagata du futur. 

« Chère Kabi Nagata, c’est Kabi Nagata. Comment vas-tu ? »

Car bien que son livre ait été très bien reçu par la critique et les lecteurs, il lui faut maintenant vivre sa vie « d’après », pleine d’incertitude et d’appréhension. Car s’il y a bien une chose que Kabi Nagata redoute, c’est la réaction de ses parents.

Le Journal de ma solitude, c’est le journal de sa dépression. C’est une maladie sournoise et compliquée, difficile à comprendre. A l’aide de schémas et de métaphores, elle exprime ses doutes, ses espoirs, ses attentes, ses conclusions et parfois ses bonheurs inattendus et chéris. De rencontres amicales en relations amoureuses, passant par son séjour à l’hôpital, la vie que dessine Nagata est chargée d’une multitude d’émotions.

3 axes

C’est un livre fort car, pour la deuxième fois, Kabi Nagata se met à nu devant nous. Sa façon d’écrire ses pensées intimes nous plongent dans ses réflexions sur la vie et l’amour. D’une façon ou d’une autre, elle répond à nos propres réflexions, celles auxquelles nous avons déjà trouvées nos propres réponses, celles que l’on se posent en ce moment, ou celles qui ne nous ont pas encore effleurées l’esprit. Avec sa mise à nu, c’est aussi nous qu’elle déshabille.

C’est un livre déroutant, car son écriture à un côté instantané étalé sur un rythme lent. Puisqu’il s’agit de sa propre vie, il n’y a pas de scénario ou de fin imaginable. C’est juste sa vie, comme elle vient, avec ses événements inattendus. Cela rend la lecture parfois complexe et fatigante.

C’est un livre douloureux, car Kabi Nagata parle de sujet douloureux. La dépression, les doutes permanents et la solitude sont autant de poids sur le cœur que transmettent les pages avec ardeur. Sans doute parce-que ce sont des choses qui nous parlent, et par le pouvoir de l’empathie, nous sommes très vite touchés par les sentiments qu’elle dessine.

Notamment lorsqu’elle parle de l’échelle d’estime de soi, de sa mère, du sentiment de bonheur inopiné lorsqu’on rencontre quelqu’un de bienveillant et que l’on partage de vrais câlins chaleureux.

Yonkoma bicolore

Chacun de ses chapitres fait une douzaine de pages. Chacune de ces pages listent 4 cases, à la façon des yonkoma, mais format paysage. Un yonkoma est un style d’histoire en 4 cases uniquement (4 se prononce « yon » en japonais).

Dessinées comme un brouillon (après tout « manga » peut se traduire par « dessin malhabile/inabouti ») les cases de Kabi Nagata expriment simplement des métaphores et des états d’esprit complexes. Uniquement tracé de noir et de rose bonbon, le volume est dense. Il nous plonge dans les eaux profondes des idées noires, mais garde un aspect lumineux, presque paisible. Nagata partage clairement ses émotions et concepts à travers ses dessins.

Briser les tabous

L’autrice se demande plusieurs fois – pour des raisons très personnelles – si elle a bien fait de publier son premier ouvrage, bien fait de faire le deuxième et le troisième (Journal de ma solitude est publié en deux parties au Japon). A l’opposé de ses doutes, son lectorat trouve un intérêt indéniable à l’apparition d’un tel livre. Car de lettre en lettre, le lecteur découvre son combat quotidien contre elle-même pour sortir de cette maladie souvent incomprise. C’est une description à la fois intime et universelle qui décrasse les préjugés et éclaire la réalité de la dépression. En cela, c’est un livre qui nous touche forcément. Car après tout, il y a un peu de Kabi Nagata en chacun de nous.

Dans un style riche en crayonné, en aplat de noir et de gris, presque pulpeux, l’histoire courte « La mélancolie de Chika » se trouve à la fin du volume Journal de ma solitude. Kabi Nagata relate la lutte de deux personnes désaxées de la norme de la « Société » : célibataire et sans emploi, vivant en reclus et incapable de sortir sans leurs vêtements de Lolita. Dans cette nouvelle, la Société décrite par Nagata n’est pas un vague concept qui dicte des préceptes par l’intermédiaire des biais cognitifs. C’est un organisme réel, concret, auquel appartient l’immense majorité des gens.

Le concept devient réalité. Et les gens décalés n’y sont pas la bienvenue, ils sont poursuivis, parfois exécutés. Voilà une métaphore brutale du poids de la norme sur les individus. Cette nouvelle, comme le témoignage sans fard de Nagata, dévoile le mal-être de nombreux jeunes japonais face à la permanente pression sociale à vivre une vie « normale » (une pression bien plus présente et assumée qu’en France).

Ses livres, le premier comme le second, trouvent des résonances chez ses lecteurs. Dans Journal de ma solitude, l’autrice partage ce tweet d’un lecteur : « J’aimerai bien laisser « Solitude d’un autre genre » dans la bibliothèque de mon école. Je pense que ça aiderait beaucoup de personnes ». En cela aussi, les mangas autobiographiques de Kabi Nagata sont universels.

Journal de ma solitude : Une lecture complexe et essentielle

Je ne saurais conseiller s’il faut le lire quand on est heureux ou déprimé. En tout cas, dans les moments de désarroi, il est bon d’avoir lu Journal de ma solitude de Kabi Nagata. Il rappelle si justement que les sentiments douloureux sont en tous et chacun, que la dépression est une maladie complexe mais que ce n’est pas une fin en soit, que les questions que l’on se pose à propos de soi-même ne sont pas égoïstes mais légitimes et merci bien, c’est comme ça qu’on grandit (quelque soit notre âge).

Ce manga autobiographique est très explicite par son dessin mais il n’est pas simple à lire. Il a une lourde charge émotionnelle. Pourtant c’est un livre si honnête et si éducatif qu’en effet, tout le monde sortirait enrichi de sa lecture.

Article posté le lundi 05 octobre 2020 par Marie Lonni

Journal de ma solitude de Kabi Nagata (Pika) HITORI KOKAN NIKKI © Kabi Nagata / SHOGAKUKAN
  • Journal de ma solitude
  • Scénariste : Kabi Nagata
  • Éditeur : Pika, collection Pika Graphics
  • Prix : 25€
  • Parution : 8 juillet 2020
  • ISBN : 9782811656058

Résumé de l’éditeur : Chère Kabi Nagata, C’est Kabi Nagata. Comment vas-tu ? Après Solitude d’un autre genre , livre dans lequel j’illustrais ma vie autour de ma rencontre avec une prostituée lesbienne, je commence la tenue de ce journal que je t’adresse afin de poursuivre ma démarche introspective. Car depuis que mon livre est paru, il faut vivre ma vie «d’après» : les effets sur ma famille de ma… mise à nu et de mon coming out, les critiques de lecteurs, mes premier pas vers l’indépendance, l’amitié… Sans oublier l’amour, maintenant que j’ai affirmé ma sexualité. Aujourd’hui encore, je cherche qui je suis et comment je peux être moi-même.

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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