La bibliomule de Cordoue

Voulant sauver des livres d’un autodafé, Tarid, un bibliothécaire de Cordoue, entreprend de les déplacer le plus loin possible des hommes du vizir Amir. A dos d’âne et accompagné d’une copiste et d’un voleur, il part dans un long périple intense et drôle. La bibliomule de Cordoue de Lupano et Chemineau, c’est un hymne à la lecture, aux livres, aux savoirs, à la liberté, à la différence et à l’autre ; un merveilleux album édité chez Dargaud.

Brûler les livres, effacer les savoirs

Cordoue dans l’émirat Al-Andalus au Xe siècle. Alors que le calife al-Hakam meurt subitement, c’est son fils Hicham qui lui succède. Âgé de seulement onze ans, le jeune garçon doit donc diriger un royaume grand, prospère et cultivé. Il s’entoure alors du vizir Amir, l’homme fort du califat. Très pieu, ce dernier aimerait prendre la place du jeune souverain.

Pour cela, il imagine des desseins sombres pour Al-Andalus : il souhaite supprimer tous les livres qui n’entreraient pas dans la ligne d’un islam rigoriste. Plus de livres, plus de savoirs, plus de femmes et d’hommes lettrés, donc des sujets n’ayant plus d’esprit critique, donc malléables à merci.

Pourtant al-Hakam et son père Abd al-Rahmân III avaient édifié une grande bibliothèque à Cordoue, un lieu de culture rassemblant des milliers de documents et de livres. Des copistes avaient même commencé leur travail de traduction d’œuvres du monde connu, des livres en grec et en latin anciens. Mieux, les deux califes avaient ouvert l’université à un grand nombre d’hommes en la rendant gratuite. Le peuple d’Al-Adalus était donc un peuple cultivé et assez libre.

Se levant comme il le peut contre les autodafés, un simple bibliothécaire eunuque va tenter de sauver quelques livres d’un sort funeste, tout cela à dos de mule.

Sauver les livres, sauver les savoirs

Petit homme rondouillard, intelligent et cultivé, Tarid aime plus que tout au monde les livres. Il est le gardien de la bibliothèque de Cordoue. Ne voulant pas se résigner à voir les ouvrages finir au feu, il rassemble ceux qu’il pense être les plus importants pour le « monde ». Mais pour l’instant, il n’a pas trop de plan pour les faire sortir du palais.

Avec l’aide de Lubna, une ancienne esclave, affranchie et aujourd’hui copiste, il attend la nuit pour tenter d’aller les cacher le plus loin possible des hommes de main d’Amir.

C’était sans compter sur Marwan et sa mule. Voleur à la petite semaine, le jeune homme était venu revoir son « ami » le vizir. Lubna le met K.O et lui vole sa bête de somme. Une aubaine pour transporter les livres de Tarid.

Après avoir été sauvé d’une mort certaine par Lubna, Marwan se retrouve à aider le bibliothécaire dans son entreprise insensée. C’est le début d’un périple haut-en-couleur…

La bilbiomule de Cordoue : un merveilleux conte, une ode aux livres, aux savoirs et à la liberté

Nous savons qu’en ouvrant un album signé Wilfrid Lupano, nous allons passer un très bon moment de lecture. Il faut dire que le scénariste d’Un océan d’amour, des Vieux fourneaux, Blanc autour, ou Quand le cirque est venu est un formidable conteur. Il possède ce don d’écriture tout en finesse, qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.

Lupano, Prix Jacques Lob 2021 – récompensant les travaux d’un scénariste de bande dessinée – propose avec La bibliomule de Cordoue, un conte d’une grande modernité aux thématiques fortes et intelligentes. En 264 pages, il embarque les lecteurs dans une épopée entre dangers imminents et protection de notre bien commun : la culture.

Un cœur pur qui se consume

La bibliomule de Cordoue, c’est le périple d’un simple bibliothécaire amoureux des livres et de son métier, d’une esclave affranchie et d’un voleur. Si l’on peut penser aux autodafés perpétrés par le régime nazi ou plus proche de nous par les Talibans en Afghanistan, l’on est pris dans une histoire qui nous tient en haleine par les obstacles et dangers subis par ce trio, un assemblage improbable.

« Tarid a passé sa vie à prendre soin des livres de cette bibliothèque près de quarante années employées à protéger chaque ouvrage de l’humidité, des moisissures, des souris, de la lumière… A faire recopier les ouvrages fanés ou abîmés devenus difficiles à lire, à faire consolider les reliures, à inventorier, classer, dépoussiérer… Il ne connait rien d’autre. C’est son cœur qui se consume là-bas. C’est lui qu’on brûle. »

Wilfrid Lupano aborde aussi la beauté des écrits anciens – il donne des titres d’ouvrages essentiels connus à cette époque – à l’objet aussi, aux enluminures, à la calligraphie et aux couvertures. On a l’impression de pouvoir les toucher.

La bibliomule de Cordoue : une chronique sociale intelligente

En choisissant un royaume d’hommes lettrés, Wilfrid Lupano peut aussi aborder la question de la place de la femme dans un régime autoritaire où l’esclavage, et donc l’humiliation, les sévices physiques, est monnaie courante.

Si les élites sont cultivées que dire des simples sujets. Le scénariste y fait référence dans la deuxième partie de l’album. Leurs conditions de vie ne sont pas à envier. Des thèmes qui résonnent aujourd’hui.

« Ces hommes et ces femmes soi-disant libres, que nous croisons, passent en réalité leur vie à avoir peur. Peur d’avoir faim ou froid, peur d’être volés ou tués par une horde de pillards, un seigneur capricieux ou une armée en campagne. Leurs pensées sont séquestrées par la peur. La peur du lendemain, peur du jugement dernier, peur de l’autre. Pour pouvoir penser, l’esprit doit être libre et en paix. »

En cela, le personnage de Loubna – cheffe des copistes – a un vrai rôle de tempérance, de recul et n’oublie jamais d’où elle vient ni les plus précaires. On le voit, les habitants du pays ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas.

En arrière-plan, La bibliomule de Cordoue aborde aussi l’affrontement d’un Islam éclairé, celui de la très grande majorité des musulmans dans le monde, et celui d’un Islam rigoriste et ayant une vision interprétative très fermée. Ici, comme dans beaucoup de théocraties, la religion sert de prétexte pour asservir le peuple.

Du rire et des larmes

Au-delà de la tension engendrée par cette course-poursuite et par le futur qui s’assombrit sur la tête des habitants de Cordoue, La bibliomule de Cordoue est aussi un album drôle et tendre.

On rit de cette mule qui n’en fait qu’à sa tête. Elle n’avance pas et boulotte les livres les plus importants, telles ses grandes anciennes que l’on a pu voir dans des dessins animés et autres films de comédie. Si l’on connaissait Lupano pour ses dialogues ciselés savoureux dans Les vieux fourneaux, on découvre un vrai gagman – au sens noble du terme, à la « Goscinny « .

Si on ajoute ce pauvre Tarid, tout rond, qui n’a pas l’habitude des efforts physiques ou Marwan, voleur loseur magnifique, un peu vantard et l’on obtient une épopée tragi-comique de grande valeur. On pense forcément aux films de Bourvil / De Funès comme La grande vadrouille lorsque l’on observe ces deux-là.

En chemin(eau) pour sauver les savoirs

Pour accompagner Wilfrid Lupano dans ce périple en Espagne, c’est Léonard Chemineau qui se penche sur la partie graphique. L’auteur d’Edmond et Le travailleur de la nuit réalise des planches très belles dans une style semi-réaliste. On apprécie sa galerie de personnages. Tarid et Marwan sont particulièrement réussis. Leurs yeux sont emplis d’expressions fortes. Ceux de l’eunuque lorsqu’il pense aux livres brulés sont d’une tristesse et d’une grande justesse. Quant à la mule, elle est tellement réussie qu’elle nous arrache des sourires sans rien faire. On pense inévitablement à Voyage dans les Cévennes avec un âne de R.L. Stevenson ou encore au film Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal.

Les couleurs de l’excellent Christophe Bouchard (Les spectaculaires, Le clan de la rivière sauvage) sont un véritable apport positif pour rehausser le trait de Chemineau. Les aplats ocres et bleus sont sublimes.

Il n’y a rien de pire qu’un peuple non-instruit. Lire, écouter, regarder ou s’émerveiller sont indispensables pour devenir un citoyen éclairé et forgé d’un esprit critique. La bibliomule de Cordoue rappelle ces évidences, ces simples évidences…

Article posté le samedi 18 décembre 2021 par Damien Canteau

La bibliomule de Cordoue de Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau (Dargaud)
  • La bibliomule de Cordoue
  • Scénariste : Wilfrid Lupano
  • Dessinateur : Léonard Chemineau
  • Coloriste : Christophe Bouchard
  • Éditeur : Dargaud
  • Prix : 35€
  • Parution : 26 novembre 2021
  • ISBN : 9782505078647

Résumé de l’éditeur : Califat d’Al Andalus, Espagne. Année 976. Voilà près de soixante ans que le califat est placé sous le signe de la paix, de la culture et de la science. Le calife Abd el-Rahman III et son fils al-Hakam II ont fait de Cordoue la capitale occidentale du savoir. Mais al-Hakam II meurt jeune, et son fils n’a que dix ans. L’un de ses vizirs, Amir, saisit l’occasion qui lui est donnée de prendre le pouvoir. Il n’a aucune légitimité, mais il a des alliés. Parmi eux, les religieux radicaux, humiliés par le règne de deux califes épris de culture grecque, indienne, ou perse, de philosophie et de mathématiques. Le prix de leur soutien est élevé : ils veulent voir brûler les 400 000 livres de la bibliothèque de Cordoue. La soif de pouvoir d’Amir n’ayant pas de limites, il y consent. La veille du plus grand autodafé du monde, Tarid, eunuque grassouillet en charge de la bibliothèque, réunit dans l’urgence autant de livres qu’il le peut, les charge sur le dos d’une mule qui passait par là et s’enfuit par les collines au nord de Cordoue, dans l’espoir de sauver ce qui peut l’être du savoir universel. Rejoint par Lubna, une jeune copiste noire, et par Marwan, son ancien apprenti devenu voleur, il entreprend la plus folle des aventures : traverser presque toute l’Espagne avec une « bibliomule » surchargée, poursuivi par des mercenaires berbères.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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