La bombe

Le 6 août 1945, une bombe nuclaire était larguée d’Enola Gay, un bombardier américain, sur la ville japonaise d’Hiroshima. Couplé avec celle sur Nagasaki trois jours plus tard, cet événement allait bouleverser la face du monde. Les puissances occidentales et russes n’allaient plus jamais se comporter de la même manière entre elles. Comment cette arme surpuissante a-t-elle été créée ? Pourquoi les États-Unis en avait-elles besoin pour « terminer » la guerre ? Pourquoi l’Allemagne nazie ne fut-elle pas en mesure de la posséder ? Toutes ces questions et bien plus sont contées dans La bombe, un album de 472 pages signé Alcante, Laurent-Frédéric Bollée et Denis Rodier. Saisissant, puissant, passionnant et magistral !

Enola Gay

« Enola Gay, you should have stayed at home yesterday
We got your message on the radio, conditions normal and you’re coming home
These games you play, they’re gonna end in more than tears someday
Uh huh Enola Gay, it shouldn’t ever have to end this way
It’s 8:15, that’s the time that it’s always been
We got your message on the radio, conditions normal and you’re coming home
Enola Gay, is mother proud of little boy today
Uh huh, this kiss you give, it’s never ever gonna fade away »
Tout le monde connait cette chanson d’Orchestral Manoeuvres in the Dark (OMD), un air entêtant de 1980. Saturé par les claviers des synthétiseurs et sous ses airs dansants, son titre était pourtant une évocation directe du nom de l’avion ayant transporté la bombe nucléaire qui déchira le ciel d’Hiroshima le 6 août 1945. Cet hymne pacifiste permettait de ne jamais oublier les dégâts de ce largage sur des civils innocents. Comment les Etats-Unis eurent recourt à cette bombe nucléaire ? Le glaçant album d’Alcante, Bollée et Rodier y répond avec une précision que les historien.nes ne renieraient pas. On remonte le fil…

Firmi et Szilard, deux scientifiques qui changent de camp

Ce qui frappe d’entrée en lisant cet imposant pavé, c’est le parti-pris des deux scénaristes – Alcante et Bollée – pour raconter l’histoire. La narratrice n’est autre que la bombe, elle-même. Avec tout son cynisme, sa volonté d’être connue et reconnue, avec son ego surdimensionné, elle déroule le fil de l’Histoire. Cette distance, qui peut parfois mettre mal à l’aise, est glaçante. Les lecteurs sont attirés par ce génie du mal, sans jamais pouvoir l’arrêter dans son entreprise de destruction. Ils sont impuissants face à la menace et la fin inéluctable.

Marie et Pierre Curie, Henri Becquerelle ou encore Frédéric Jolliot-Curie, ces scientifiques français sont les pionniers dans le domaine des radiations. Leurs recherches furent essentielles pour la suite. Notamment celles d’Enrico Firmi, prix Nobel de chimie en 1938 ou encore Léo Szilard, physicien hongrois. Les deux hommes de science pourtant vont tourner le dos à leur patrie pour s’engager du côté des États-Unis, à cause de l’avancée des régimes totalitaires en Italie et en Allemagne.

La bombe suit notamment leurs recherches sur la bombe nucléaire. Ils seront entourés par d’autres scientifiques mais aussi des militaires.

Le Projet Manhattan pour « terminer » la guerre

Difficile de résumer 472 pages de La bombe. Néanmoins, l’on peut dire que les scénaristes ont balayé un spectre large pour rentre compte avec précision et justesse de ce que fut le projet top secret : le projet Manhattan. C’est sous ce nom que les autorités gouvernementales américaines classifièrent le dossier de la bombe nucléaire et les cibles japonaises à atteindre.

Pour comprendre l’idée de départ de La bombe, il suffit de regarder les vidéos ci-contre ou les quelques pages en postface signées Didier Alcante. Son idée est un projet très ancien, celui d’une amitié avec Kazuo, un petit Japonais et sa visite au Mémorial de la bombe nucléaire à Hiroshima alors qu’il était enfant. Il lui aura fallut plusieurs décennies pour faire maturer son album. Se sentant imposteur face à la merveilleuse série Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa, essayant et recommençant plusieurs fois , il décida en 2015 de se faire épauler par Laurent-Frédéric Bollée pour tenter de mettre les choses au clair. Le duo se connaît bien puisqu’il a déjà œuvré sur Laowai, une série avec Xavier Besse.

Précision historique

Comme le montre les trois pages de sources historiques en fin d’album, La bombe repose sur des livres, des articles, des documentaires, des bandes dessinées ou des sites, ce qui en valide la précision historique.

Les lecteurs suivent l’avancée des travaux, les achats d’uranium au Congo belge, les tentatives des espions contre une usine nazie d’eau lourde en Norvège, les tractations politiques, les tensions entre les militaires et les scientifiques, les changements de camp, les agents-doubles, les kamikazes japonais, les essais nucléaires ou encore la vie quotidienne dans le camp de Los Alamos où furent développées les armes de destruction nucléaire.

Si l’album repose forcément sur des personnages ayant existé (des scientifiques comme Einstein ou Oppenheimer, des militaires comme Groves, des hommes politiques comme Roosevelt, Churchill, Staline ou Truman), Didier Alcante a introduit aussi des personnages fictifs dans son récit, comme Kazuo Morimoto – du nom de son ami japonais – et sa famille pour synthétiser la population japonaise de l’époque. Il est cette ombre noire sur les marches du dôme du souvenir, ces personnes affectées par l’explosion de la bombe que Tilde Barboni et le regretté Olivier Cinna mirent en image dans Hibakusha.

« Si, c’est un jeu. Le jeu de la mort, misérable ou sublime, cruelle ou voulue, individuelle ou de masse »

De la force du dessin

Pour La bombe, il fallait un dessinateur de grand talent. Didier Alcante et Laurent-Frédéric Bollée approchèrent Denis Rodier, qui accepta ce challenge. Il faut souligner qu’enchainer les planches ne fait pas peur à ce dessinateur québécois qui travailla pour les firmes DC Comics et Marvel (Death of Superman, notamment). L’auteur de Arale (avec Tristan Roulot) réalise des planches en noir et blanc d’une grande force graphique. Les pages où la bombe s’exprime sont superbes et celles à Hiroshima d’une beauté foudroyante.

La lecture de La bombe pourra aussi s’inscrire dans un univers artistique plus vaste qui comprendrait Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais, Le tombeau des lucioles et Dans un recoin de ce monde, les films d’animation d’Isao Takahata et de Sunao Katabuchi ou Quand blanchit le monde, le roman de Kamila Shamsie.  

« Je suis le feu incandescent des enfers. Je suis le choc. Je suis le créateur de néant. Je suis celui qui a fait se coucher le soleil sur l’empire du soleil levant »

Il est des albums qui marquent, La bombe en fait partie. Le récit d’Alcante, Bollée et Rodier a valeur de document historique. Là encore, en bande dessinée, c’est très rare (à part Morts par la France de Perna et Otero) pour être souligné. Les professeurs du secondaire pourront même proposer des planches à leurs élèves tant il est bien fait.

Même si vous n’êtes pas calé en science, que vous n’êtes pas amateurs de récits historiques, prenez le temps de lire cet album, il vous marquera, vous questionnera sur le monde actuel. La bombe : un chef-d’oeuvre de bande dessinée.

Article posté le mercredi 22 avril 2020 par Damien Canteau

La bombe de Didier Alcante, Laurent Frédéric Bollée et Denis Rodier (Glénat, 1000 feuilles)
  • La bombe
  • Scénaristes : Alcante et Laurent-Frédéric Bollée
  • Dessinateur : Denis Rodier
  • Éditeur : Glénat, collection 1000 feuilles
  • Prix : 39 €
  • Parution : 04 mars 2020
  • ISBN : 9782344020630

Résumé de l’éditeur : L’incroyable histoire vraie de l’arme la plus effroyable jamais créée. Le 6 août 1945, une bombe atomique ravage Hiroshima. Des dizaines de milliers de personnes sont instantanément pulvérisées. Et le monde entier découvre, horrifié, l’existence de la bombe atomique, première arme de destruction massive. Mais dans quel contexte, comment et par qui cet instrument de mort a-t-il pu être développé ? Véritable saga de 450 pages, ce roman graphique raconte les coulisses et les personnages-clés de cet événement historique qui, en 2020, commémore son 75e anniversaire. Des mines d’uranium du Katanga jusqu’au Japon, en passant par l’Allemagne, la Norvège, l’URSS et le Nouveau-Mexique, c’est une succession de faits incroyables mais vrais qui se sont ainsi déroulés. Tous ceux-ci sont ici racontés à hauteur d’hommes : qu’ils soient décideurs politiques (Roosevelt, Truman), scientifiques passés à la postérité (Einstein, Oppenheimer, Fermi…) ou acteurs majeurs demeurés méconnus, tels Leó Szilàrd (le personnage principal de cet album, un scientifique qui remua ciel et terre pour que les USA développent la bombe, puis fit l’impossible pour qu’ils ne l’utilisent jamais), Ebb Cade (un ouvrier afro-américain auquel on injecta à son insu du plutonium pour en étudier l’effet sur la santé) ou Leslie Groves (le général qui dirigea d’une main de fer le Projet Manhattan) – sans oublier, bien sûr, les habitants et la ville d’Hiroshima, reconstituée dans La Bombe de manière authentique. Extrêmement documenté mais avant tout passionnant, comparable en cela à la série TV Chernobyl, cet ouvrage s’impose déjà comme le livre de référence sur l’histoire de la bombe atomique.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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