L’accident de chasse

Mentir à sa femme et à son fils sur sa cécité, Matt l’a fait pendant des années. Pourtant, lorsque la police débarque chez lui, il commence à raconter son histoire, sa vérité. David L. Carlson et Landis Blair imaginent L’accident de chasse, un merveilleux roman graphique entre mensonge, rédemption, prison et littérature. Un chef-d’œuvre !

Un cerf, un fusil, un aveugle

Chicago 1959. Charlie Rizzo vit seul avec Matt, son père aveugle. Dans un bus, l’homme commence à raconter à son fils comment il fut frappé de cécité. Lorsqu’il était petit, en 1925, avec ses amis Messina et Enzo, ils avaient fureté le long de la voie ferrée vers le sud de la ville. Ils avaient même un fusil pour se protéger. Il faut souligner que les lieux étaient dangereux, notamment depuis que « Le crime du siècle » y avait été perpétré. Leopold et Loeb, alors amants, avaient kidnappé un enfant et lui avaient versé de l’acide sur le corps pour masquer son meurtre.

Après avoir vu un cerf gambader, Messina, Enzo et Charlie s’étaient mis à le chasser. Mais par un malheureux concours de circonstance, ce dernier fut touché au visage par le souffle de la détonation. C’est ainsi qu’il perdit la vue.

Claquettes et violoncelle

Dans cette même période la mère de Charlie décéda. Il faut dire que la femme avait quitter son époux après un gros différend quelques années auparavant. La vie du garçon était donc rythmée par les deux foyers.

Matt aimait la littérature. Il avait même commencé à écrire son histoire sur une machine en braille, qui lui permettait de s’exprimer malgré sa cécité. Mais pour l’instant son manuscrit était refusé par de nombreux éditeurs. Quant à son fils, il lui servait aussi d’yeux. Souvent, il lui faisait la lecture.

Au fil des années, Charlie apprit les claquettes et le violoncelle. Il semblait heureux auprès de son père et de ses amis.

Cambriolage et mensonges

A 18 ans, Matt laisse son fils utiliser l’argent de l’assurance décès de sa mère pour s’acheter une voiture, une Buick Riviera 1968. Garza et Dominic, les deux amis de Charlie, y voient une belle opportunité : faire des cambriolages et pouvoir fuir rapidement. C’est ce qu’ils décident d’effectuer une nuit : le butin est important. Mais la police est mise au courant.

La voiture est retrouvée plus loin et Charlie est interrogé par des officiers. Matt est effondré. Pour raisonner son fils et coopérer, il commence par lui dire que plus jeune, il a eu quelques démêles avec la police et s’est retrouvé en prison. Mais Charlie comprend vite : son père ne lui a pas dit toute la vérité, sur son accident de chasse et cet enfermement.

« Je veux savoir la vérité ! »

Les tensions sont à vif entre le fils et le père. Matt décide de raconter toute la vérité à Charlie. Tous les deux s’installent et le père commence son récit…

Chicago, 1935. Massina, Enzo et Matt décident de braquer une boutique de spiritueux. Après avoir récupéré l’argent de la caisse, le patron les poursuit dans la rue. Le premier est touché en plein cœur, tandis que le père de Charlie l’est en plein visage.

Un procès se déroule et Matt écope de la perpétuité. Il est envoyé dans la prison de Stateville dans l’Illinois en janvier 1936.

Leopold, un compagnon de cellule dangereux

Matt est alors placé dans la même cellule que Leopold. Le fameux Leopold qui quelques années auparavant avait tué le jeune homme le long de la voie ferrée à Chicago. Le père de Charlie a peur de ce dangereux criminel.

Les premiers échanges font des étincelles. Leopold ne veut pas servir de canne à Matt. Pourtant, le premier est plus humain qu’il ne le laisse paraître, il anime un cercle littéraire dans la prison. Les livres, c’est ce qui va rapprocher les deux hommes…

L’accident de chasse : magistral roman graphique

Il nous a fallu un peu de temps pour lire et chroniquer cet album. Tout le monde en parlait et ses nominations dans la Sélection officielle et dans celle des lycéens à Angoulême ravivèrent notre curiosité.

Quel magistral roman graphique ! Nous sommes face à l’un des albums les plus forts de cette année 2020 ! Pour leur première publication en bande dessinée, David L. Carlson et Landis Blair visent juste. L’accident de chasse, c’est un récit passionnant, accrocheur, haletant entre mensonges, prison et rédemption. 469 pages de pur bonheur de lecture, 469 pages intelligentes, interrogatrices et bouleversantes.

L’accident de chasse est une bande dessinée tellement foisonnante et riche qu’il est délicat de savoir par où commencer et d’en donner toutes les clefs.

Du mensonge à la vérité, des questions et des réponses

Avec L’accident de chasse, David L. Carlson aborde des thématiques universelles, très fortes et questionnantes. Il parle de transmission d’un père à son fils, d’héritage, mais également du modèle du père.

Toute l’intrigue de ce magnifique album repose sur les notions de mensonges, de vérité et de rédemption. Car si les lecteurs pourraient détester Matt à la vue de ses secrets, il n’en est rien. Ils se prennent de sympathie pour cette ex-prisonnier. A aucun moment, le scénariste ne le dépeint comme un mauvais homme. Il n’y a rien de manichéen dans ses personnages. Il révèle ainsi la part d’ombre enfouie en chacun de nous, cette dualité et cette ambivalence qui font de nous des femmes et des hommes.

S’il lui en veut, Charlie au fur et à mesure de son histoire le comprend et lui pardonne ses errances passées.

La Prison : un lieu de liberté ?

Dans L’accident de chasse, deux lieux sont au coeur de la narration : la minuscule chambre où Matt raconte son histoire à Charlie et la prison de Stateville.

Dans ce lieu de privation de liberté, le père y fut enfermé à perpétuité. Sombrant dans une folie, il n’avait qu’un but, monter dans les étages pour s’y jeter et mourir. Cet ultime envie, il l’avait confiée à Leopold, son compagnon de cellule.

Si la prison est un lieu d’enfermement, d’humiliation physiques et psychologiques, elle va être un vrai endroit d’évasion intellectuelle pour Matt. Grâce à Leopold, il s’élève, il s’émancipe par la culture et la littérature.

Intransigeant avec lui et les autres, ce meurtrier fait aimer les livres à son partenaire de cellule. Ensemble, ils montent un spectacle autour de La divine comédie de Dante Alighieri. Par cet attrait pour les livres, Matt renaît dans cet Enfer si cher à l’écrivain italien. Les cercles du célèbre roman sont mis en parallèle avec les étages de la prison.

De la beauté des hachures, du noir et du blanc

Si L’accident de chasse est un magnifique album, c’est aussi grâce à sa sublime partie graphique. Landis Blair magnifie ce récit si poignant par des planches en noir et blanc d’un grande puissance.

Le dessinateur américain use avec pertinence des hachures, comme si les pages avaient été grattées. Comme il le confie à Arthur Bayon dans Le Figaro (24/10/20) : «Je ne suis pas un très bon dessinateur et j’ai du mal à voir la valeur de mes dessins. Cependant, en couvrant le dessin en hachures, non seulement je suis capable de dissimuler beaucoup d’erreurs, mais cela m’aide à me sentir plus confiant pour montrer le travail à d’autres personnes car, même si le dessin lui-même n’est pas très bon, elles peuvent au moins reconnaître et respecter le temps que j’ai passé dessus». Ses hachures, elles sont inspirées par le maître britannique, Edward Gorey (Les jumblies, Anthologie). Landis Blair est aussi un grand admirateur des travaux de Thomas Ott, Jacques Tardi ou Emil Ferris.

Pourtant, il y a peu d’erreurs dans son dessin. Landis Blair nous fascine et nous enchante par des planches électrisantes. Sous ses crayons, la prison nous emporte dans un tourbillon, et La divine comédie est somptueuse. Le découpage et la narration graphique sont ainsi innovantes. Plus fort, il arrive a retranscrire les images mentales et ce que ressent Matt.

L’accident de chasse : c’est fort, c’est intelligent, ça réconcilie les hommes. Pourtant David L. Carlson et Landis Blair n’ont pas imaginé à 100 % ce magistral récit puisque Matt et Charlie Rizzo ont existé. L’histoire est vraie. Oui, vous avez bien lu, l’histoire est vraie. C’est le fils qui raconta l’histoire de son père à son ami le scénariste. C’est fou, c’est beau et c’est de la bande dessinée comme Art majeur !

Article posté le dimanche 06 décembre 2020 par Damien Canteau

L'accident de chasse de David L. Carlson et Landis Blair (Sonatine)
  • L’accident de chasse
  • Scénariste : David L. Carlson
  • Dessinateur : Landis Blair
  • Traductrice : Julie Sibony
  • Editeur : Sonatine
  • Prix : 29 €
  • Parution : 27 août 2020
  • ISBN :  9782355847813

Résumé de l’éditeur : Chicago, 1959. Charlie Rizzo, qui vient de perdre sa mère, doit emménager avec son père aveugle. Pour le jeune garçon, l’histoire est limpide : Matt Rizzo a perdu la vue à la suite d’un accident de chasse, comme il le lui a toujours raconté. Mais le jour où un policier sonne à leur porte, Matt choisit de révéler à son fils la partie immergée de son passé, et la véritable raison de sa cécité : un vol à main armé qu’il a commis des années plus tôt, alors qu’il fréquentait la mafia de Chicago… Roman graphique en noir et blanc à la puissance expressive sans pareille, tiré de faits réels, L’Accident de chasse est une ode bouleversante à la rédemption et aux pouvoirs sans limites de la littérature.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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