Le petit frère

Le drame d’une vie, c’est lorsque l’on perd un être cher à son cœur. La famille de JeanLouis Tripp a perdu le petit dernier, Gilles, dans un accident de voiture un jour d’août 1976. Une tragédie qui a laissé d’immenses séquelles. Lorsqu’un garçon de 11 ans reste inanimé sur une route de Bretagne. Lorsque garçon de 11 ans sort tragiquement d’un clan. Lorsque le chagrin ne s’étiole pas. Lorsque l’on se sent coupable. Lorsque Le petit frère est à jamais marqué dans les mémoires. Déchirant.

Ce devait être une journée joyeuse…

Finistère, le 5 août 1976. Il fait beau, il fait chaud et la famille de JeanLouis déambule sur les chemins de la région en roulotte. Les vacances, c’est ça : la famille et les rires. Il y a là, JeanLouis le futur auteur de bandes dessinées, sa copine Caroline, sa mère, Jacotte sa tante, Jean-Claude son oncle, Michèle la soeur de son oncle et son ami Michel. Il y a aussi Dominique 14 ans et Gilles presque 12 ans.

Entre la corvée de vaisselle, les parties de chairball – un jeu de ballon inventé par les garçons – et le ramassage des mûres, tout les ingrédients sont réunis pour passer une avant-dernière journée de vacances comme on les aime.

… Mais ce fut un drame

S’il manque la père des garçons, JeanLouis, Dominique et Gilles – il est partie vivre en Espagne après le divorce – la maman veille sur toute cette troupe, derrière les roulottes, sur son vélo.

A l’intérieur de celle conduite par JeanLouis, Gilles se remet doucement d’un coup reçu sur la tête. Une cocotte-minute lui ait tombé sur le crâne. Après quelques minutes allongé, il rejoint son grand-frère sur la plateforme. Il est heureux d’être là le petit garçon, chantant très faux Le printemps de Michel Fugain. Mais bon, il en a marre de la carriole le petit espiègle rieur. Il veut marcher.

« – T’es du côté de la route là. Descends d’abord sur le marchepied. Et… Regarde derrière au cas où il y aurait une bagnole.

– Bé ouiiiii ! Je regaaarde !! »

Puis, un éclair vert vînt changer le cours d’une vie…

45 ans de douleur

Il aura fallu 45 ans à JeanLouis Tripp pour oser mettre des mots sur sa douleur. 45 ans pour tenter de décrire l’indicible : celui de perdre un frère. Le petit frère, c’est tout cela : la joie, les vacances, l’accident, la mort, l’acceptation, la culpabilité, les funérailles, le procès d’un chauffard et une famille brisée en mille morceaux.

De JeanLouis Tripp, nous connaissons Jacques Gallard, ses travaux en publicité (La légende du dieu Stentor),  Magasin Général avec Régis Loisel ou encore Extases. Dans cette série, il n’a pas peur de se raconter. Raconter sa vie, ses amours, ses partenaires, le sexe. Il a donc l’habitude de cela, l’autobiographie. Il semblait donc logique qu’il se penche sur une partie de sa vie plus douloureuse. Et nous pouvons dire qu’il a un vrai sens de la narration, un petit truc qui happe, qui emmène, qui touche et qui bouleverse.

La main comme ligne de vie

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)

C’est lui, JeanLouis, qui a senti pour la dernière fois la peau de Gilles encore vivant. Il l’a senti par sa main. Sa main gauche qui le reliait à la vie. Cette main qui lâche son frère et qui l’envoie à trépas. De la culpabilité, il en a beaucoup eu l’artiste. Il a refait des milliers de fois dans sa tête, cette scène. Des centaines et des centaines de fois, il aurait voulu une fin différente en le serrant dans ses bras, en lui demandant d’attendre, en le faisant chanter encore et encore. Gagner ces quelques secondes pour gagner une vie.

Si c’est sa main gauche qui a lâché son petit frère, ce n’est pas celle qui dessine cet album. Mais c’est celle qui passe la gomme, qui passe les crayons et qui passe les couleurs… Celle qui fait aussi revivre Gilles dans ces quelques pages. Celle qui met en scène le drame : un tout petit garçon prostré sur le bord d’une route de Bretagne.

Comme un pantin désarticulé

Si la main comme ligne de vie est centrale dans Le petit frère, le corps sans vie de Gilles l’est aussi. Ce corps de 11 ans qui vole comme un pantin désarticulé par-dessus le capot d’une voiture verte. Le corps d’un enfant gisant dans une marre de sang. Le corps d’un être dans un cercueil. Qui aurait-il été ? Aurait-il eu des enfants ? Une épouse ? Jamais ces questions n’auront de réponses. Le temps s’est arrêté ce jour d’août 1976.

De douleur, de larmes et de chagrins, il en est forcément questions dans Le petit frère. De rage et de culpabilité aussi. Une mère institutrice qui n’a pas la force de raconter des histoires à ses élèves. Une mère qui demande à ses collègues de ne jamais parler de Gilles. Un père qui peint et repeint des portraits de son fils. Un frère, Dominique, comme muet pendant des jours après le drame. Comme un fantôme aux yeux vides qui erre sans but. Et JeanLouis. Il est comme les membres de sa famille, révolté et en dépression. Le petit frère est une catharsis ? C’est probable. La page d’une vie que l’on tourne et referme. Un livre pour rendre hommage et ne jamais oublier.

La vie doit reprendre. Vraiment ?

Et la vie qui doit reprendre. Comme ça. Des gens autour qui somment les autres de continuer à vivre. Pas simple. Surtout que six mois après le drame, arrive le procès. Le procès d’un gamin de 20 ans, chauffard fuyard. Tout ça ne fait que raviver la douleur. D’ailleurs paradoxalement, il existe un lien entre JeanLouis Tripp et cet homme : son frère. La main du premier et la conscience de l’autre. Mais cette ligne entre les deux leur a été imposée par la force des choses.

Pour Le petit frère, JeanLouis Tripp a donc passé du temps à discuter avec sa mère, souvent par Skype, son frère et sa sœur. Pour que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Pour ne rien omettre. Essayer d’être le plus juste possible. Deux années délicates à se remémorer Gilles, ses rires, son espièglerie et sa mort.

Parler par les yeux

Le petit frère bénéficie de tout le talent graphique de JeanLouis Tripp. S’il s’excuse d’avoir mal dessiné ses proches, les lecteurs sont accrochés par la justesse des émotions. Celle qui passe par les regards parce que l’on ne peut pas parler. On se tient, on se sert fort, on pleure et on communique par les yeux. Des yeux qui ne trahissent pas les pensées. Et les yeux dans l’album sont beaux, forts et émouvants. Ceux vides de Dominique ou ceux d’une mère qui pleure toutes les larmes de son corps. Pas besoin de dialogues pour ces planches, nous avons tous éprouvé ce chagrin dans nos vies. Pas besoin d’en rajouter. Et ça, l’auteur de Fredo Mercurio sait très bien le restituer.

Les tourments intérieurs, les questionnements et le cheminement des êtres humains, JeanLouis Tripp sait aussi le faire par des planches en noir et blanc, en sépia, avec quelques tâches de couleurs ou en couleurs pour le moment présent.

Et l’album se referme sur la photo d’un petit garçon aux cheveux mi-long qui aura 11 ans, éternellement…

Article posté le lundi 02 mai 2022 par Damien Canteau

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)
  • Le petit frère
  • Auteur : JeanLouis Tripp
  • Éditeur : Casterman
  • Prix : 28 €
  • Parution : 11 mai 2022
  • ISBN : 9782203228641

Résumé de l’éditeur : Un soir d’août 1976. JeanLouis a 18 ans. C’est le temps des vacances en famille, des grandes chaleurs et de l’insouciance… Mais un événement brutal va tout interrompre : Gilles, le frère de JeanLouis, est fauché par une voiture. Transporté à l’hôpital, le garçon succombe à ses blessures quelques heures plus tard. Pour JeanLouis, hanté par la culpabilité, un difficile parcours de deuil commence… 45 ans plus tard, l’auteur choisit de revenir sur cet épisode et de retraverser chaque moment du drame. Avec franchise et sensibilité, il sonde sa mémoire et celle de ses proches pour raconter les suites immédiates et plus lointaines de l’accident, luttant pour dessiner la perte tragique d’un petit frère de 11 ans qui continue d’exister dans l’histoire familiale…

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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