Le secret de la force surhumaine

Il y a des autrices que l’on aime lire et il y a Alison Bechdel, une artiste à part dans le monde du 9e art. Après Fun Home et C’est toi ma maman ?, elle achève son autobiographie avec Le secret de la force surhumaine, une merveilleuse quête d’elle-même. Mettez vos baskets et suivez la dans sa recherche intime du goût de l’effort.

De L’essentiel des gouines à suivre à Le secret de la force surhumaine, Alison Bechdel se livre intimement

Je suis tellement heureux de lire un nouvel album d’Alison Bechdel et je ne suis pas le seul. Avec Le secret de la force surhumaine, elle achève son travail autobiographique débuté avec Fun Home. Dans ce titre, l’autrice américaine tentait de partir à la recherche de son père, Bruce. Elle construisait le portrait d’un homme décédé accidentellement à l’âge de 44 ans, attiré par les hommes. Le lien entre eux deux s’établissait à travers la littérature que ce professeur d’anglais lui avait transmis.

Le deuxième volet de son travail intimiste était prolongé par C’est toi ma maman ? où elle brossait le portrait de sa mère. Dans ce pendant au premier tome, elle tentait de comprendre cette femme délaissée par son mari, actrice amateur et férue de littérature. Là encore, les tensions entre les deux étaient présentes dans ce titre de nouveau bouleversant.

En plus de ces deux albums multi-récompensés, Alison Bechdel a également écrit L’essentiel des gouines à suivre (volume 1, volume 2), une grande fresque sur les luttes pour les droits des LGBT.

Se faire mal pour aller mieux ?

Après son père et sa mère, il était logique qu’Alison Bechdel se penche sur elle-même. Si forcément dans Fun Home et C’est toi ma maman ?, elle parlait aussi d’elle, dans Le secret de la force surhumaine, elle met le focus sur son corps et son esprit. Parce que l’un ne va pas sans l’autre.

Sa soif inépuisable pour le sport et son attrait pour la littérature font de l’ultime volet de ce triptyque une boucle sinusoïdale. Comme la vie de n’importe lequel des êtres humains, celle de l’autrice originaire de Lock Haven n’est pas linéaire. Elle cherche, se cherche, se trouve parfois et s’éloigne aussi. Cette recherche, elle tente de l’accomplir par le sport. Se faire mal pour aller mieux.

De la jeune fille fluette à la mordue de sport

On ne peut pas dire qu’Alison Bechdel était une enfant sportive. Fluette, plus jeune, elle était le « gringalet typique ». Si elle n’était pas choisie dans les dernières lors de la composition des équipes en cours d’EPS, elle regardait son corps en comparaison des sportifs vus à la télé ou les publicités des surhommes dans les comics qu’elle lisait. Elle n’était pas athlétique.

Avec son père, son frère et sa sœur, elle dévalait pourtant les pentes enneigées en ski. Son seul sport qu’elle pratiquait souvent gauchement. Mais c’est à l’adolescence, lorsque son corps a changé qu’elle commence à courir, en secret de ses parents. Tout d’abord le même parcours puis plus loin de sa maison. Viennent alors l’achat de matériel pour se sentir bien dans ses baskets. On la voit donc grimper, courir, transpirer ou même la tête à l’envers dans cet album.

Mens sana in corpore sano

Dans Le secret de la force surhumaine, Alison Bechdel voit son corps changer, se transformer même si sa silhouette est toujours aussi filiforme. Son équilibre entre le dessin et sa vie personnel est trouvé par le sport. Elle ne peut plus s’en passer, il prend de plus en plus de place. Mais le physique ne suffit pas, l’artiste américaine essaie d’ouvrir son esprit pour être mieux dans son corps. Elle médite, fait du yoga et lit des textes philosophiques. Son corps doit être en osmose avec son intellect.

Mais son corps fatigue, se blesse et vieillit. On le voit au fil des pages, ce n’est jamais simple de concevoir et d’accepter le temps qui passe.

Le secret de la force surhumaine ou une mise en abîme intelligente

Elle bouge beaucoup Alison. Elle bouge pour son travail, notamment pour aller à la rencontre de son lectorat et la presse. Elle bouge son corps. Elle bouge de ville(s), s’installe dans la campagne dans le Vermont. Et elle rencontre des femmes avec qui elle partage leur vie. Des compagnes avec lesquels souvent s’est tendu comme auparavant avec son père et sa mère. Une vie, toujours non linéaire.

Et en toile de fond, Alison Bechdel parle, un peu de son travail de dessinatrice. Le secret de la force surhumaine fait des liens avec Fun Home & C’est toi ma maman ? – juste avant que sa mère décède – ou L’essentiel des gouines à suivre. On la voit réfléchir et mettre en image deux de ces trois albums. Une mise en abîme intelligente. Et comme pour n’importe quel artiste, on découvre les difficultés à composer, à produire.

Kerouac, Thoreau, Coleridge, Wordsworth et Fuller : artistes progressifs

Pour l’accompagner dans sa vie et dans l’écriture de cet album, Alison Bechdel convoque de grands artistes qui l’aident dans ses multiples réflexions. Ainsi Jack Kerouac, Henry-David Thoreau, Samuel Coleridge, William et Dorothy Wordsworth l’accompagnent dans cette quête de soi.

Elle les met en scène dans leurs interactions, dans leurs cheminements intellectuels pour faire résonner en elle ses propres doutes et sa démarche. Entre auteurs de la Beat Generation, les romantiques anglais et les transcendantalistes, l’album interroge aussi les lecteurs.

Mais celle qu’elle met le plus en avant, c’est Margaret Fuller, journaliste et féministe américaine (1810-1850). Figure de proue du transcendantalisme (bonté inhérente des humains et de la nature), elle organisait des groupes de discussions de femmes où l’on abordait l’art, le droits des femmes ou l’éducation. Comme les autres auteurs ci-dessus, Alison Bechdel la fait évoluer dans des planches parsemées dans son récit.

Le secret de la force surhumaine : encore un formidable volume de l’autobiographie d’Alison Bechdel. Un tome qui embrasse bien les deux précédents. Et si vous n’avez jamais lu ce triptyque, la rédaction de Comixtrip vous le conseille chaudement.

Article posté le dimanche 31 juillet 2022 par Damien Canteau

Le secret de la force surhumaine de Alison Bechdel (Denoël Graphic)
  • Le secret de la force surhumaine
  • Autrice : Alison Bechdel
  • Traductrice : Lili Sztajn
  • Éditeur : Denoël Graphic
  • Prix : 26 €
  • Parution : 31 août 2022
  • ISBN : 9782207131206

Résumé de l’éditeur : Après avoir exploré dans Fun Home et C’est toi ma maman? les figures complexes de son père et de sa mère, c’est à la recherche d’elle même qu’Alison part avec ce nouvel ouvrage. Et où mieux se trouver que dans cette passion pour les sports violents, ineptes ou dangereux qui la pousse depuis l’enfance vers les derniers modèles de sneakers, tatamis, skis de fond, moutain bikes et autres instruments de torture? Mais plus Alison se cultive physiquement, plus sa psyché semble lui faire obstacle. C’est donc du côté des philosophies orientales et des poètes romantiques et transcendantalistes des siècles passés, de Coleridge à Jack Kerouac, que notre exploratrice traque l’illumination. En artiste virtuose et athlète qui-ne-rajeunit-pas, elle parvient à la conclusion que le secret de la force surhumaine ne réside pas dans la vie au grand air et les abdos en plaquette de chocolat, mais plutôt dans le fait d’accepter sa dépendance aux autres, cruciale à la survie mentale. Comme dans toute son oeuvre, humour, culture, introspection et profondeur de vue entrent en fusion pour faire de ce Secret de la force surhumaine une pierre de plus dans le jardin zen d’Alison Bechdel et une nouvelle pépite du roman graphique.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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