Balayeur dans un parc parisien, Lucien est le souffre-douleur de tout le quartier. Tout le quartier ? Non, pas Paul, qui va devenir son seul ami. Entre feuilles virevoltantes, secrets pesants et gestes inconsidérés, Guillaume Carayol et Stéphane Sénégas signent un album d’une folle poésie, sombre et humain. Une superbe surprise !
Atipic, Atipic, est-ce que j’ai une gueule d’atipic ?
Le monsieur au balai, c’est Lucien. Un grand gaillard, d’une grande gentillesse et moqué par les gens du quartier parce que « simplet ». Lui, son travail, il le fait avec bonheur et grande conscience.
Son balai est un vrai aimant à feuilles tombées par terre. Son geste est précis et les feuilles virevoltent autour de lui, comme une danse. En quelques coups, tout est ramassé. Le parc parisien qu’il nettoie, il en connaît tous les recoins.
De sarcasmes, en moqueries. De la tête baissée aux humiliations
Il est « atipic », Lucien. Il ne comprend pas toutes les sarcasmes et le second degré. S’il semble seul lorsqu’il subit les humiliations des petits garçons et des habitués du bar du coin, quelques rares personnes veillent sur lui, notamment la fleuriste et Maria. Cette dernière n’hésite pas à remettre les harceleurs à leur place.
Alors Lucien continue son travail comme de si rien n’était. Il balaie et nettoie. Lorsqu’il passe devant Le papotin, le café, pourtant, il baisse la tête.
Paulo et la poésie des feuilles
Alors que Lucien regarde tomber les feuilles des arbres, tapis dans l’ombre, trois sales gosses dont Paul, fomentent leur méfait : avec une pierre, ils doivent faire tomber la casquette du balayeur. Mais, le geste mal assuré, le caillou frappe la joue du grand gaillard. C’est l’effroi. Lucien est apeuré.
Quelques jours plus tard, les deux petites frappes continuent d’harceler ce pauvre Lulu. Avant de commettre l’irréparable, Paul intervient. Il demande à Lucien de l’attendre sur un banc. Le petit garçon revient alors avec une pâtisserie pour calmer Lucien.
« – Dites, M’sieur Lucien… ça vous dirait qu’on soit amis tous les deux ?
– C’est quoi « ami » pour Paul ? »
De la sensibilité de Lucien
En découvrant le nom de Stéphane Sénégas sur l’album Lucien, ma tête a fait plusieurs tours. En 2019, en marge de mon interview de l’auteur, je lui avais demandé s’il avait d’autres projets plus adultes qu’Anuki. En plus de Silex, La ligne ou On l’a à peine remarqué, des livres jeunesse avec son complice Frédéric Maupomé, il avait des envies de raconter des histoires pour les plus grands… Et voici alors Lucien. Quelle surprise !
Je suis tellement impressionné par cette histoire qu’il a imaginée avec Guillaume Carayol. Loin du campement indien d’Anuki (cette série est l’une des séries jeunesse sans texte qu’il faut avoir lu dans sa vie !), le dessinateur développe son idée originale : une amitié entre un petit garçon et un adulte « à part ». Et ce que l’on peut dire, c’est que c’est une formidable surprise, une intrigue sombre et sensible.
Lucien, une histoire qui bouscule
Le trait en noir et blanc de Stéphane Sénégas donne un ton et une atmosphère particuliers à Lucien. Il y a de la force dans son graphisme, de l’élégance et de la virtuosité. Ce mélange subtil apporte des émotions immenses comme le veut l’histoire.
On est charmé par l’amitié pure et simple entre les deux personnages, mais aussi toute la rage de Lucien qui n’attend qu’à exploser. Rien n’est manichéen dans cet album. On sourit, on est bien, on est bercé par les relations entre le balayeur et Paul mais on est aussi agacé par l’attitude détestable des gens du quartier. On navigue entre bonheur et effroi . C’est déstabilisant mais tellement intelligent.
Lucien, entre ombre et lumière
On suit les pas de Lucien, par de courts chapitres appelés actes comme une belle et grande pièce de théâtre. Le théâtre de la vie, entre rires et larmes, entre amitié et abîme dans laquelle le balayeur sombre. Sombre, l’histoire l’est parfois. Mais elle propose un espoir, une lumière dans un monde dans lequel Lucien se sent exclu.
Lucien et Paul se retrouvent dans leur solitude. Le premier est dans « sa bulle », avec son balai, ne comprenant pas le monde qui l’entoure. Il semble traîner un lourd secret, comme traumatisé. Cette rage à fleur de peau éclate parfois dans des excès de violence qui peuvent faire peur. Il est sur un fil, peut tomber du côté de la bonté, comme celui du côté obscur de la force. Quant à Paul, il ne veut qu’une amitié. Pour lui, cette différence, il s’en moque.
Et il y a la poésie qui transpire dans les planches. Celles où les feuilles dansent par de simples coups de balais.
Thèmes divers, bande dessinée multiple
Lucien, c’est donc un dessin en noir et blanc, somptueux et une histoire multiple. Multiple dans ses thématiques. L’amitié, la différence, le rejet, l’acceptation de l’autre, les traumatismes de l’enfance qui nous suivent tout au long de notre vie, la mélancolie et un homme à fleur de peau.
Guillaume Carayol s’est bien glissé dans les pas de Stéphane Sénégas pour développer l’idée originale du dessinateur. L’intrigue à tiroirs, fascine, interpelle et interroge et c’est en cela qu’elle est forte. Rien n’est du hasard dans cette histoire, rien n’est gratuit, tout est pensé et réfléchi pour bousculer les lecteurs. C’est beau, c’est intelligent et c’est bouleversant.
- Lucien
- Scénaristes :
- Dessinateur :
- Editeur : Delcourt, collection Mirages
- Prix : 24,95 €
- Parution : 15 juin 2022
- ISBN : 9782413038788
Résumé de l’éditeur : Lucien est le gentil balayeur du parc, un virtuose de la feuille morte, un poète de la bourrasque qui aime les choses simples. Son existence est réglée comme du papier à musique. Il ne veut surtout pas que ça change. Mais on ne le sait que trop, la vie fait ce qu’elle veut. Un jour, au coeur même du parc, tout va imploser, voilant d’une teinte sombre le destin de Lucien…
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
En savoir
