Zone Fantôme

Junji Ito nous délecte une fois de plus de ses histoires biscornues. Il nous retourne l’esprit grâce à son nouveau recueil de nouvelles écrites durant la crise sanitaire. Écrites avec des contraintes pour lui inédites, révélatrices de sa méthode de travail. Édité au label Mangetsu chez Bragelonne, le premier tome de Zone Fantôme nous emporte aux frontières du réel.

Conditions inédites

Les quatre nouvelles de Zone Fantôme ont été écrites durant la crise sanitaire. A un moment où nos foyers prenaient une autre dimension. Ils devenaient une zone où quotidien et hors norme se mélangent. A cette période Junji Ito est enfermé dans son atelier. Il écrit pour l’application Line Manga. Et pour la première fois, il n’a aucune contrainte de planche. Empêché par le nombre de page d’un ouvrage ou d’un magazine, un mangaka doit parfois tordre son histoire pour la faire rentrer dans le cadre. Mais une publication numérique sur Line Manga n’a pas ces conditions.

Junji Ito a donc eu tout le loisir de raconter ce qu’il voulait comme il le voulait. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, les nouvelles de Zone Fantôme ne sont pas ses meilleures.

Déclaration d’amour aux recueils de nouvelles.

Drôle de début pour une critique élogieuse me direz-vous.

Avant de poursuivre, je vous éclaire sur mon biais biaisé : Les recueils de nouvelles ont, à mes yeux, l’immense qualité de révéler leur auteur. Plus qu’aucun autre format.

A mon sens, le recueil de nouvelles est un saut de réflexion en réflexion, dessinant le merveilleux imaginaire plus ou moins torturé de son auteur. Un one shot est un cri d’idée spontanée, une audace voire une provocation. Une série perd ce caractère volontaire du one shot et l’attrait réflexif d’un recueil dans le lissage, le polissage de son scénario. Les incertitudes deviennent des maladresses, les escarmouches téméraires des clichés. Mais ce que la série perd, elle le gagne en profondeur d’univers, en immersion et en indépendance. Jamais une nouvelle ne pourra exister indépendamment de son support ni de son auteur. Elle en dessine les contours, nous donne à voir qui il est à travers sa plume.

Junji Ito est à part. Dans la constance de son écriture, il nous habitue à lire des récits stables. Indéboulonnables. Dans un Junji Ito, pas une virgule ne bouge, rien ne s’enlève, tout est figé dans une consistance architecturale. A l’image d’une cathédrale, aérée et massive. Voilà comment je me figure les récits du maître de l’horreur. Voilà pourquoi Zone Fantôme est l’arête qui dépasse. Car au milieu de cette bibliographie inébranlable, Zone Fantôme vacille sur ses bases.

Moins d’angoisse plus de mystère

Junji Ito a instauré ici moins d’angoisse que dans ses autres récits. Les nouvelles de ce recueil ne sont pas effrayantes ni épouvantables. Elles sont énigmatiques. Tirées d’idées saugrenues, elles intriguent. 

  • Le Coteau aux pleureuses a le charme des lieux invisibles, l’attrait des traditions ancestrales et le poid d’événements qui dépassent les personnages. Une jeune femme croise, au cours d’un voyage, une pleureuse dans un village. Bientôt, elle est irrémédiablement prise de crises de larme incontrôlables. Poussée par l’inconfort de cette situation, elle tente, avec son fiancé, de comprendre son sort. Au détour d’un marais brumeux, ils découvrent le Coteau aux pleureuses…
  • Maudite Madone s’empare d’une réalité historique. L’implantation de l’église catholique au Japon. Souvent raconté sous le prisme du rejet de l’Evangile et sur la persécution des missionnaires, Junji Ito nous emmène cette fois dans un pensionnat chrétien pour jeunes filles. Maria intègre ce pensionnat et découvre le rapport étrange qu’entretient le directeur de cet établissement avec sa femme, son ex-femme, les étudiantes, les enseignantes et enfin, et surtout, avec la Vierge Marie, la Madone.
  • La Rivière spectrale d’Aokigahara nous emmène au pied du mont Fuji où un jeune couple compte se donner la mort. Mais intrigués par un étrange phénomène physique dans la forêt, ils atteignent une grotte à la forme curieuse : celle d’une gueule de dragon. Le couple se rappelle alors du mythe de la rivière spectrale, un courant d’âmes défuntes qui balaie la forêt comme la langue du dragon. Omnibulé, l’homme décide de rester l’observer, quitte à se perdre dedans.
  • Léthargie est un micro thriller où le héros fait des rêves sordides. Mais s’il rêve comment expliquer qu’il se souvient parfaitement avoir tué la victime montrée aux informations ?

Pourquoi ces nouvelles sont moins « solides » que celles développées dans les Chefs-D’Œuvres de Junji Ito ?

Là où les Chefs-D’Œuvres sont des nouvelles conçues sur des expériences personnelles, Zone Fantôme est bâti sur des références populaires et des jeux de mots. Le Coteau aux pleureuses vient d’une histoire construite à la manière d’une chanson traditionnelle japonaise des années 50 – une chanson d’Enka, que l’on peut rapprocher de la variété française – dans laquelle une femme a des sillons de larme sur les joues tant elle pleure. Maudite Madone vient d’un jeu de mot « madanna » qui signifie « maudit mari ». La Rivière spectrale d’Aokigahara est l’histoire transformée d’un récit de science fiction qui ne plaisait pas à Junji Ito et Léthargie est une histoire en dormance qu’il a finalement abouti, sans être convaincu par le résultat.

Si l’auteur prend le temps d’installer ses personnages dans une situation inhabituelle, ses récits semblent plus longs et moins incisifs. Raison pour laquelle, sans doute, l’horreur est moins présente. L’étrange de ses récits devient peu à peu la nouvelle normalité de ses personnages sans qu’ils soient submergés par l’épouvante. Ce sentiment d’angoisse imposé par le rythme effréné de ces autres histoires est ici dilué dans le confort d’avoir toutes les pages qu’il désire.

La précision d’horloger de l’auteur prend des airs de Salvador Dali.

Du bon dans le mou

Ubik - K.Dick - illustration de Wojtek Suidmak

Ubik – K.Dick – 1969 – illustration de Wojtek Suidmak

Pourtant ce recueil de nouvelles est passionnant. On se fait moins peur, les nouvelles entrent moins en résonnance avec du vécu, mais elles ont tout de même un petit quelque chose éloquent. 

Par exemple, on retrouve dans Léthargie ses interrogations sur le rêve. Comme dans Un rêve sans fin, du premier volume des Chefs-D’Œuvres. Qu’est-ce que le monde du rêve nous offre ? Dans Un rêve sans fin, Junji Ito explore l’espace-temps du rêve. Dans Léthargie, il se demande à quel point la frontière du sommeil est étanche. Permet-elle d’agir sur le présent, est-il possible d’utiliser cette frontière pour provoquer des évènements ? Des êtres peuvent-ils subsister dans cette frontière ? Questionnement qui nous renvoie par exemple à Ubik de Philip K.Dick, où le rêve permanent de la « demi-vie » perturbe la réalité des personnages, ou à Satoshi Kon et Paprika qui interroge notre identité d’éveillé et notre identité de rêveur (entre autre).

Paprika - Satoshi Kon - 2006

Paprika – Satoshi Kon – 2006

Léthargie se perd en conjecture tout en proposant une réflexion récurrente chez Junji Ito sous un nouvel aspect. Il y a fort à parier que l’auteur poursuivra l’exploration de la thématique du rêve, et c’est heureux. 

Homme de boue

Il y a des auteurs chez qui la question du rapport homme/femme ne se pose pas. Jusqu’à présent, Junji Ito, faisait pour moi parti de ceux-là. Maudite Madone rebat les cartes. Plus que dans ces autres nouvelles, tout orbite autour d’un seul et unique homme. Ce personnage pousse les autres à ne s’intéresser qu’à lui à travers la vierge Marie. Si bien que Maria, héroïne de cette histoire n’a que le poids d’une spectatrice subissant l’histoire. Comme les autres femmes du récit avant elle. Manipulateur et égocentrique, ce personnage répugne. Maudite Madone est un récit tordu et intéressant pour ce nouvel angle exploité. Comme expliqué plus haut, la postface de Zone Fantôme nous apprend que le récit est né d’un bête jeu de mot : madanna, qui signifie « maudit mari ». Junji Ito déclare avoir laissé tomber cette idée dans le récit final. Pourtant, sous mon prisme de jeune femme, c’est bel et bien la notion de madanna qui domine dans Maudite Madone

Rien ne revalorise le sexe masculin dans les autres récits. Dans Le Coteau aux pleureuses et La Rivière Spectrale d’Aokigahara les conjoints brillent par leur lâcheté et leur dédain de leur promise. Tandis que le héros de Léthargie est mis à mal par la peur. 

Zones Fantômes

Dans Zone Fantôme, Junji Ito parcourt les différents espaces entre nos certitudes. Ces lieux charnières où tout est possible. Zones d’instabilité au milieu de notre quotidien. Des lieux qui existent sans exister, des instants suspendus entre le sommeil et l’éveil. Des zones qui prospèrent dans l’angle mort de notre normalité. Voilà ce que propose Zone Fantôme. Petite fenêtre ouverte sur un laboratoire d’expérimentation Itoesque, proposition de renouvellement pour un auteur prolifique

C’est la conclusion que l’on peut tirer de ce recueil de nouvelles. Junji Ito est un auteur si prolifique qu’on se demande parfois où il puise toutes ses idées farfelues. Zone Fantôme nous prouve qu’il ne faut pas grand chose à cet auteur à l’imagination fertile pour écrire de bonnes histoires, proposer des points de vue variés, tirer les ficelles de l’étrange, verser dans le fantastique Maupassantesque et la science-fiction K.Dickienne. Auteur aux multiples facettes et aux ressources inépuisables.

Zone Fantôme nous prouve aussi qu’écrire sans contrainte ne fait pas forcément les récits les plus aboutis. Cette imperfection est une nouvelle étiquette que je colle sur la tête couronnée de Junji Ito. C’est appréciable, doux anisé comme un bonbon au réglisse. Après tout, un laboratoire est fait pour expérimenter et non pour étaler son génie. 

Article posté le mercredi 19 octobre 2022 par Marie Lonni

Zone Fantôme - Junji Ito - Mangetsu
  • Zone Fantôme, volume 1
  • Auteur : Junji Ito
  • Traductrice : Anaïs Koechlin
  • Éditeur : Bragelonne, label Mangetsu, collection Junji Ito
  • Prix :  16,95€
  • Parution : 17 août 2022
  • ISBN : 9782382811139

Résumé de l’éditeur : À la suite d’un voyage improvisé, une jeune femme est prise de sanglots incontrôlables, un internat catholique au fonctionnement obscur semble vénérer la Sainte Vierge comme une divinité à part entière, la forêt tristement célèbre pour ses suicides qui s’étend au pied du mont Fuji devient le théâtre d’un déferlement d’âmes errantes et un étudiant en droit se demande s’il ne serait pas le tueur en série qui défraie la chronique depuis plusieurs jours…

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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