Vaughn Bodé : Le Wizard habite au 37 rue Hergé

Moment rare au festival d’Angoulême : le retour en Charente, 42 ans après son décès, du dessinateur underground Vaughn Bodé… grâce à la présence de son fils, Mark qui a repris l’œuvre détonante de son père.

Vous descendez tranquillement la rue Hergé depuis la place de l’hôtel de Ville. Vous passez devant le buste du créateur de Tintin réalisé par Tchang, vous laissez l’impasse Schlingo sur votre droite et juste avant le local désormais occupé par l’Association (canal historique) des amis du festival de bandes dessinées d’Angoulême, c’est une simple petite porte au numéro 37 qui ne paie pas de mine.

Le Off du Off dans une vieille demeure

Sur le linteau, une inscription : Maison Isabelle. Si vous levez les yeux, comme le font les badauds, les volets du premier étage sont peints. Un étrange personnage en forme, disons de lézard, et une jeune personne aux formes arrondies, ont l’air de vous accueillir.

Quelques marches, une porte et puis un couloir qui sert de lieu d’exposition. Mais il y en a d’autres, explique la maîtresse de maison qui a transformé depuis quatre ans, cette vieille et superbe demeure angoumoisine en refuge, en abri, en réceptacle pour le festival Off du Off. Une version parallèle en quelque sorte à la grande foire (ou grande fête) installée partout en ville.

Au fond, une salle souterraine qui sert de bar, de resto, de salle de spectacle. Une arrière-cour en plein air avec une baraque à merguez et des fauteuils pour les irréductibles adeptes du suicide à la nicotine. Des escaliers en colimaçon, et au premier étage, une autre salle, où le visiteur découvre une partie plus substantielle de l’expo du moment.

Pour cette 44 ͤ édition du festival, l’expo du moment a un nom : Vaughn Bodé. Ou plutôt un nom et deux prénoms : Vaughn et Mark Bodé. Annoncé discrètement, voire de manière intimiste, ce travail autour d’une étoile filante de la bande dessinée américaine et l’hommage que lui rend en permanence son fils, a fini par trouver son public et la maison Isabelle n’a pas désempli pendant les quatre jours d’Angoulême.

Vaughn Bodé, l’un des maîtres de la contre-culture US

L’histoire vaut évidemment d’être contée. Il était une fois un dessinateur sur-doué, beau comme un dieu, sur de son talent et de son charisme, assumant une sexualité hors-normes, qui, en 1974 et 1975 survola les deux premières éditions du festival comme une météorite. Comparé à l’égal de ses grands contemporains, Corben, Gilbert Shelton ou Crumb, rois de la contre-culture américaine, et dynamiteurs de la société de consommation, le Californien Vaughn Bodé avait créé un monde à lui tout à fait particulier et fascinant. Une poésie graphique expérimentale, symbole de l’underground qui en avait fait une véritable rock-star outre Atlantique d’autant que ses cheveux longs bouclés, son visage d’ange, son maquillage, ses bijoux et ses vêtements de cuir ajoutaient à une légende qui commençait à débarquer en Europe puisqu’ il avait reçu au Festival de Lucca, le Yellow Kid Award, récompense suprême.

Le voici donc à Angoulême number One avec son « héros », un homme-lézard d’apparence grotesque grâce auquel Vaughn Bodé (qui aime se faire surnommer « The Alien Priest ») va casser les codes de la BD, mélangeant humour ravageur, science fiction inquiétante, références classiques détournées, violence et sexe, avec un plaisir érotique non dissimulé à dessiner des femmes format Mae West aux poitrines dénudées.

Deux albums en tout et pour tout seront publiés en français à cette époque dont celui réalisé par Étienne Robial et Florence Cestac, alors unis pour lancer la maison d’édition Futuropolis (Salut, dans le superbe format 30 x 40).

A Angoulême 2, il donne un « cartoon concert »

C’est d’ailleurs Robial qui fera venir en France ce phénomène qui va donner à Angoulême ce qu’il appelle un « cartoon concert » (ne pas confondre avec les concerts de dessins lancés il y a treize ans par Benoît Mouchard alors directeur artistique du Festival) : c’est en fait une succession d’images personnelles commentées et bruitées par Vaughn Bodé lui-même dans un numéro assez fantastique, magique, concert donné au grand théâtre en 1975 auquel assisteront fascinés Moebius (qui en sera influencé), Franquin et quelques autres auteurs qui resteront marqués par cette performance historique, qui deviendra mythique. Comme tout ce qui touche au personnage.

Quelques semaines plus tard, en juillet, l’enfant terrible de la BD US trouvait la mort en Californie, vraisemblablement au cours d’un jeu érotique (ou mystique), une auto-pendaison qui aurait mal tourné. Il avait 34 ans et sa disparition en faisait le « Jim Morrison de la BD ». Mais la légende de Vaughn Bodé et son Cheech Wizard (un « sorcier » timide caché sous un chapeau couvert d’étoiles) plane toujours grâce au crayon de son fils, Mark, formé au dessin à l’âge de 14 ans, qui a repris le travail de père, jusqu’à en devenir un parfait clone graphique.

Mark Bodé perpétue la légende paternelle… désormais gravée sur un mur

Mark dessine comme Vaughn et chaque dessin de Mark est un hommage à Vaughn. A 53 ans, l’Américain est donc venu, à son tour, à Angoulême (il avait déjà fait le déplacement mais en simple visiteur) pour, marchant encore dans les traces paternelles, donner un « cartoon concert » dans la salle de spectacle (comble) de la maison Isabelle au 37 de la rue Hergé.

Il en a profité pour exposer quelques dessins originaux de son père (vendus au prix de la cote américaine, c’est-à-dire plutôt très cher) et son travail personnel où la proximité avec celle de Vaughn est permanente. Le grand retour de la tribu Bodé à Angoulême est aussi désormais inscrite dans la pierre, puisque, outre les volets illustrés de la maison Isabelle, Mark Bodé a réalisé un mur peint, près de l’impasse Schlingo, juste de l’autre côté d’un dessin de Florence Cestac (étonnant raccourci de l’histoire), avec l’autorisation des propriétaires ravis de cette œuvre d’art made in USA.

Il faut d’ailleurs préciser que si le nom de Mark Bodé est inconnu en Europe (et celui de son père bien oublié à part quelques fans plus très jeunes* qui se sont retrouvés avec émotion autour de l’expo de leur star d’il y a 40 ans !), il est en revanche très célèbre dans le milieu du Graff’Art ou du Street art, cet art de rue qui consiste notamment à transformer le triste décor urbain en peintures murales parfois gigantesques.

« Coup de génie » pour les uns, « Retour fantasque » pour les autres, le coup de pouce médiatique des quotidiens locaux a ravivé de vieux souvenirs de l’époque héroïque du festival. Même si, reconnaissons-le, l’aventure psychédélique venue des USA troubler les bonnes consciences européennes, désormais absorbée dans la culture en général, m’émeut plus aujourd’hui que les… ex-fans des sixties. Pourtant, grâce à Mark, la légende du « Priest » au visage d’ange n’a pas pris une ride. Et le Wizard, désormais, habite au 37 rue Hergé, à Angoulême, 16.000, France.

*Les réalisateurs de l’expo dont Hervé Boune, qui assista au concert de 1975, ont retrouvé quelques pages du fanzine STP dont les rédacteurs Thierry Lagarde et Yetchem furent des inconditionnels du dessinateur américain.
Article posté le jeudi 02 février 2017 par Erwann Tancé

À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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