François Bourgeon : « La bande dessinée, c’est à la fois de la littérature, du cinéma et du théâtre »

Après plus de vingt ans de travail, François Bourgeon vient de finir son Cycle de Cyann. Il était l’un des invités des Utopiales 2014, qui lui consacrait une très complète exposition. Interview.

Avec le tome 6 du Cycle de Cyann, on arrive à la fin d’un cycle attendue depuis 20 ans. Etes-vous heureux d’avoir achevé cette série?

Oui, c’est toujours bien de terminer une histoire, et de la terminer comme on avait envie de le faire. C’est quand même une longue aventure. J’avais commencé à y penser en 1989. Claude Lacroix m’a rejoint en 1990. Depuis ce temps là, à part lors de l’interruption de six ans lorsque je faisais La petite fille bois-caïman, on n’a travaillé que sur Cyann. Pour moi, c’est comme écrire un roman, chapitre par chapitre, et arriver à une conclusion. Une fois cette conclusion arrivée, mieux vaut terminer la série plutôt que de la maintenir artificiellement. On finit toujours par se lasser, et donc lasser les autres.

L’intégralité du scénario était-il écrit avant de commencer le dessin, ou y a-t-il eu des évolutions en cours de route ?

Il y a eu deux étapes primordiales. La première a été la conception des deux premiers albums et de La clé des confins. Ça, c’était le but que l’on s’était fixé au début avec Claude Lacroix. On voulait avoir deux albums avec une vraie conclusion mais se garder la possibilité d’un développement. C’est ce qui s’est passé. Mais quand on a décidé de lancer la suite, il fallait savoir où on allait. Moi, j’avais deux buts : l’évolution du personnage principal, qui me tenait à cœur. Cyann n’était déjà plus la même en deux tomes, mais je voulais aller plus loin. Et on avait envie aussi de mieux exploiter les mondes que l’on avait mis en place, cette histoire de voyage par téléportation, avec différents moyens…

On a ensuite décidé de refaire une série d’albums. On a établi un chemin directeur puis on a avancé album par album. Évidemment, il y a ce qui était prévu au départ et ce qui s’est imposé avec le temps. Le tome 3, Aïeïa d’Aldaal, a été perturbé à cause d’un conflit avec l’éditeur qui a interrompu non pas le travail, mais la parution. Il a fallu aller au bout de cette affaire. L’album qui a suivi, Les couleurs de Marcade, n’aurait peut-être pas été exactement le même si on n’avait pas été dans ce contexte professionnel dur, et dans une époque ayant connu les difficultés financières que l’on sait et leurs conséquences. Elle a permis la victoire d’une économie libérale, décomplexée et sans opposition, donc déséquilibrée. Ça nous a poussé à créer ce monde un peu caricatural et à faire passer notre mauvaise humeur et notre révolte dans les planches.

Dans ces albums, vous faites preuve d’un souci du détail visible dans les travaux préparatoires exposés ici (voir ci-dessous et ci-contre). Même les coiffures ont une signification… Le travail de Claude Lacroix est-il celui de consultant en science-fiction ?

Avec Claude, on s’est partagé le boulot de préparation : flore, faune, costume, technologies… Toujours avec la même méthode un peu atypique : Claude venait apporter un contrepoint à l’écriture et au dessin mais sans intervenir directement. En dessin, Claude a fait une partie de l’architecture, quasiment tous les engins volants, vaisseaux spatiaux et technologie… Les costumes, généralement c’est moi. Les animaux et les personnages, on en fait à peu près autant l’un que l’autre. Pour les personnages principaux, je m’en suis davantage occupé.

Est-ce important d’avoir cette profondeur dans chaque monde créé, même si le lecteur ne s’en rend pas toujours compte et ne s’attache qu’à l’histoire principale ?

Oui. Ça donne une cohérence. Mais il faut le temps de mettre cela en place. Cela désole parfois le lecteur mais cela permet de pousser beaucoup plus loin le scénario, d’une manière beaucoup plus intelligente.

Après, le lecteur suit ou ne suit pas. Mais on a constaté que le lecteur suivait plutôt davantage qu’on ne le pensait. Un exemple : j’ai fait des tableaux chronologiques sur ordinateur afin de garder trace de l’âge des personnages en fonction des décalages spatio-temporels. J’avais fait cela pour nous, pour la cohérence, pour ne pas se tromper. Claude m’a dit que personne ne s’intéresserait à ça en détails. Mais avant la parution des Couleurs de Marcade, j’ai eu un coup de fil d’un traducteur danois qui travaillait sur les planches. Il m’a dit que nous nous étions trompés de dix ans dans l’âge d’un personnage. J’ai regardé mes tableaux et je me suis aperçu qu’il y a avait eu un bug. Effectivement le traducteur avait raison. J’ai pu rétablir cela avant parution. Ça montre que ce genre de détails, c’est vraiment important pour les lecteurs. De même, on aurait pu faire n’importe quelle écriture illisible, mais au final, on a reçu des lettres de lecteurs en alphabet éolien, des lettres que l’on a pu lire. Le lecteur est très sensible à tout cela. Et il y a aussi d’autre choses, plus sympathiques : plusieurs fois, des gens sont venus me présenter leur petite fille, qu’ils avaient appelée Cyann

Le travail sur la langue, dans votre œuvre, est assez singulier. Les personnages sont caractérisés par la façon dont ils parlent, des expressions… Et même parfois par des phrases que l’on ne comprend pas à la première lecture. Il s’agit de quelque chose que l’ont trouve très peu en bande dessinée. Pourquoi avoir fait ce choix?

La bande dessinée est un art narratif, mais un art narratif particulier. Il a à voir avec la littérature, parce qu’il y a des textes, et parce que ça peut être comparé à des romans. Il a à voir avec le théâtre, parce qu’il y a des dialogues, et que pour moi, ces dialogues doivent pouvoir être dits comme au théâtre, avec un rythme parlé. Cela demande à la fois beaucoup de concision et aussi beaucoup d’application sur le rythme… Des fois, ça m’arrive de passer une demi-journée sur un dialogue parce qu’il y a une syllabe qui me gène et qu’elle fait buter la lecture, un peu comme une pierre sur le chemin.

Et enfin, la bande dessinée a aussi à voir avec le cinéma parce que l’on a dans la tête des découpages hérités du cinéma comme certains ellipses, par exemple. Avant l’invention du cinéma, ces ellipses auraient été impossibles à effectuer. Maintenant cela devient très naturel, personne ne se pose la question quand quelqu’un entre par une porte en maillot de bain et en ressort juste après en manteau d’hiver : tout le monde comprend qu’il s’est passé six mois. Avant l’invention du cinéma, les gens n’auraient pas compris.

Mais par rapport au cinéma, en bande dessinée il nous manque le mouvement, le son, la musique… Et ça il faut les remplacer par d’autres effets. On a en revanche, d’autres possibilités que n’ont pas les autres moyens d’expression : la possibilité du retour en arrière, par exemple… Et de façon générale, j’aime que le lecteur puisse relire plusieurs fois un album et à chaque fois découvrir de nouvelles choses en arrière-plan.

Pour faciliter votre travail de dessin, vous fabriquez des maquettes de lieux ou d’engins…

Oui. Ça permet de gagner du temps et d’éviter des répétitions. Le bateau d’Aïeïa ou la tour Olsimar, si je n’avais pas fait la maquette, je les aurais probablement représentés de plus loin, avec des vues plus simples. J’aurais été plus vite sur des gros plans pour ne pas avoir à remonter en perspective des choses… Alors que là, je peux tourner autour de ma maquette comme un photographe, choisir mes éclairages et leur cohérence selon où se situe le soleil… Ça permet de s’amuser un peu plus.

Parlons de vos futurs projets. D’après les informations qui ont filtrées, votre prochain album se passerait en Bretagne. Est-ce exact ?

Il y aura peut-être une partie qui se passera en Bretagne. Ce ne sera pas de la science-fiction. C’est un projet qui va me prendre entre 4 et 6 ans mais je n’en parle pas trop pour l’instant. Ce n’est jamais bien de parler d’un projet trop prématurément. Les gens se font une idée qui n’est pas l’idée finale et ils sont déçus. Pour l’instant, ce projet peut beaucoup évoluer.

Article posté le dimanche 02 novembre 2014 par Thierry Soulard

Les maquettes? "Plus rapide!"

« Bourgeon, c’est vraiment un artisan », explique Gilles Fransecano, illustrateur et responsables des expositions du festival les Utopiales. « On a essayé de réunir tout ce qui fait partie de son travail. Une exposition, c’est fait pour aller au-delà des albums. Il faut qu’on voit la cuisine. C’est pour cela que c’est important d’avoir tout cela. » Dans l’exposition que le festival proposait, on trouvait des esquisses, des travaux préparatoires, des planches, et… les fameuses maquettes de véhicules ou de bâtiments. « C’est du travail de faire les maquettes, mais ensuite, c’est beaucoup plus facile de tirer des plans cohérents d’une vue à l’autre. Pour lui, en fait, c’est plus rapide. Il lui suffit de reproduire quelque chose d’existant. »

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À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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