« Le financement participatif, c’est le plus court chemin entre une idée et sa réalisation »

La bande dessinée Comme Convenu, de la dessinatrice Laurel, a récolté 154.000 € en une grosse semaine (et ce n’est pas fini). A l’heure actuelle, 4.625 personnes différentes ont mis la main au portefeuille pour soutenir cet album. Comment marche le financement participatif? Qu’est ce qui explique que ce projet soit aussi soutenu? Décryptage avec Mathieu Maire du Poset, directeur général adjoint de la plate-forme de financement participatif Ulule.

La semaine dernière, Laurel a lancé son projet via votre plate-forme, et celui-ci a très bien fonctionné. Avez vous été surpris par cette mobilisation?

On est toujours très surpris quand ça va aussi vite. On a beau anticiper, savoir que c’est un beau projet, qu’il y a une belle communauté derrière… On sait aussi que tous les beaux projets ne marchent pas toujours. Voir une communauté s’engager à ce point là, c’est toujours étonnant.

Pourquoi cela a t-il si bien marché?

Le financement participatif, c’est une relation entre un porteur de projet et sa communauté. Le porteur de projet se tourne ver sa communauté et dit « j’ai besoin de vous ». Quand on a quelqu’un comme Laurel, qui a une communauté forte, nombreuse, avec un vrai engagement de longue date, c’est plus facile. Même s’il faut noter que la communauté de Laurel ne paraissait pas si énorme que cela, comparée à d’autres. Mais ça fait tellement longtemps qu’elle offre, qu’elle s’engage… Aujourd’hui, ce travail de lien qu’elle a mis en place depuis plusieurs années paye. Les gens se sont attachées à elle et à son travail. Il sont envie d’avoir les objets, les stickers qu’elle propose, mais surtout, ils ont juste envie de la soutenir, elle ! Ça se sent quand on lit les commentaires. Les gens sont contents de l’aider, ils savent ce qu’elle fait et ils ont envie que ça continue.

Le financement participatif, est-il fréquent en bande dessinée?

Ça marche très bien, de façon générale. Ulule est la première plate-forme pour le financement participatif de bandes dessinées en Europe. On a énormément de projets BD, et de plus en plus avec le temps. Après, Ulule n’a que 5 ans d’existence, et une croissance forte dans toutes les catégories, pas seulement la bande dessinée.

Mais la BD, ça marche bien parce qu’on est sur quelque chose de simple, avec une contrepartie évidente et directe. Un album est un objet pas trop cher, et les univers BD permettent d’ajouter facilement des goodies, des produits dérivés… Il y a également le côté « collectionneur » qui marche à fond.

Et côté porteurs de projets, il y a toute une nouvelle génération d’auteurs de BD qui a construit un lien avec les lecteurs via le web. Des gens qui souvent font aussi de l’édition classique mais qui sont aussi présents sur les réseaux sociaux, les blogs, qui fournissent du contenu gratuit juste pour le plaisir, qui échangent avec leur lecteurs et qui ont donc une communauté de fans hyper-réactive. De plus en plus d’auteurs se disent que le financement participatif est une bonne façon de mobiliser sa communauté, de faire des choses un peu différentes. Ça permet de faire ses preuves quand on est un auteur débutant, et pour un auteur plus important de faire des choses libres, très différentes de ce qu’un éditeur traditionnel accepterait. Je pense que de plus en plus d’auteurs vont être tentés par l’aventure.

On observe que les projets financés avec succès dépassent souvent l’objectif de base. Quelles en sont les raisons?

Les porteurs de projets ont parfois une somme rêvée, et une somme minimum qui leur permet de réaliser leur projet. On leur conseille toujours de mettre comme objectif la somme minimum nécessaire. Ensuite, la mécanique fait que si ça marche bien, ils vont pouvoir enrichir le projet: plus de pages, une couverture de meilleur qualité, des bonus… On passe du moment où le projet existe au moment où, si ça fonctionne bien, on peut aller plus loin… Voir aller au bout de son fantasme et laisser libre cours à son imagination. Le meilleur exemple récent en BD, c’est le projet de Dav, très intéressant pour cela. Il y a un public sur internet pour ces projets hybrides que l’on ne trouverait pas ailleurs. Et on voit que finalement, les gens sont prêts à aller assez loin.

Quelle est la formule magique d’un financement participatif réussi?

Il y a une mécanique de financement très identifiée avec trois cercles de financeurs. Le premier cercle, c’est les proches, les gens qui connaissent personnellement le porteur de projet, savent ce qu’il fait, ont confiance en lui, et investissent directement sans se poser de question. Il amènent de l’argent, mais surtout, ils servent à rassurer les autre gens. Ceux du second, d’abord, constitués du « réseau » de ce premier cercle. Les gens communiquent avec leurs amis, parlent à la machine à café, s’échangent des mails ou des messages Facebook, et cela amène ce second cercle de financeurs, qui vont ensuite chercher et convaincre leurs propre réseau… Les communautés en ligne font aussi parti de ce second cercle: ce sont des gens qui souvent suivent déjà le projet, qui ont déjà montré de l’intérêt pour celui-ci ou pour son porteur, souvent par un commentaire sur internet, mais aussi via une rencontre lors d’un salon physique, par exemple. Et ils sont prêts à aller plus loin.

Enfin, il y a le troisième cercle, le grand public. Ce sont les gens qui n’ont jamais entendu parler du projet, qui n’ont pas de lien particulier avec lui… Mais la foule appelle la foule, et un projet qui a déjà réussi à mobiliser avec succès le premier et le second cercle fait parler de lui, des articles sont écrits à son sujet, il est évoqué dans les discussions… Tout cela créé un effet de curiosité et permet le recrutement d’une nouvelle communauté.

Au démarrage, 30 à 50 % des fonds viennent du premier cercle. Le troisième cercle ne s’intéresse au projet que s’il y a déjà pas mal de monde. Laurel, aujourd’hui, touche un public beaucoup plus large que sa communauté de base: le succès de son projet a entrainé des articles un peu partout, qui font qu’elle touche un public supplémentaire qui n’est pas du tout son public initial.

Qu’est ce qui fait la différence entre un financement raté et un financement réussi?

Quand on passe le seuil de 30% de financement,on sait qu’il y a 87% de chance d’aller au bout. A 50%, on passe à 98% de chances. Pourquoi? Parce que la mécanique de financement participatif se met en route toute seule passé ces caps, si tout s’est fait normalement et que les premiers apports n’ont pas été artificiellement grossis. Les gens amènent d’autres gens petit à petit. Après, il faut continuer d’animer la communauté, mais en général, ça va au bout. Un projet qui échoue, c’est en général un projet qui avait peu de soutiens à la base. Soit le porteur de projet n’arrive pas à convaincre le premier cercle, soit il a réussi à amener cette « love money », mais ensuite le projet n’est pas suffisamment bien construit pour aller au-delà de ce cercle constitué des amis et de la famille.

Après, la communication et l’animation jouent beaucoup. Il y a un phénomène de financement avec une courbe en « U »: beaucoup de monde au début, beaucoup de monde à la fin (en moyenne, 20% pour chacune de ces deux phases). C’est logique: au début, c’est facile, on récolte l’argent du premier cercle. Mais plus les jours passent, plus il faut aller chercher des gens qui ne vous connaissent pas. Et plus on se rapproche de la fin, plus le « U » remonte, car l’effet d’urgence joue à plein, et parce que si la campagne a été bien faite, les animations permettent d’amener de nouvelles personnes.

Laurel, ce qui peut lui manquer actuellement, c’est qu’elle n’a pas prévu la suite dans le cas d’une telle mobilisation: elle n’a pas de nouvelles contreparties, d’objectifs supplémentaires à proposer, même si ça va va venir [edit: ça commence…]. Et elle a été un peu débordée, on l’a vu: elle a eu des mentions partout sur les réseaux sociaux, elle essaye de répondre au maximum, mais ça l’occupe énormément. C’est pour cela que l’anticipation est importante. Il faut avoir des objectifs, un plan média… On considère qu’une campagne de financement participatif, c’est trois mois de préparation pour un mois de collecte. Il faut anticiper les différents scénarios. Qu’est ce que je fais si ça rame? Si ça marche très bien? Un très bon exemple de campagne réussie, c’est celle du jeu de rôle Cthulu, qui a terminé à 400.000 euros de financement, sur un objectif initial de 10.000 euros. Pourquoi? Parce que leur campagne était hyper bien construite et hyper dynamique, avec des objectifs précis et des animations tout le temps.

Interview réalisée le 9 octobre 2015

Lire aussi:

Article posté le jeudi 15 octobre 2015 par Thierry Soulard

Des projets annulés après "Charlie"

« Après les attentats à Charlie Hebdo, on a senti un vrai coup d’arrêt dans les campagnes de financement. Les gens étaient soufflés, pensaient à autre chose. Personne ne voulait demander de soutenir des projets à ce moment là, ça semblait totalement décalé. Beaucoup de campagnes ont fait des pauses, où ont été complètement arrêtés, alors même que jusque là elles marchaient bien. Surtout dans les domaines de l’édition et de la bande dessinée, mais pas seulement. Beaucoup de gens se sentaient touchés personnellement, très directement, abattus moralement. »

À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

En savoir