Siris : entretien avec l’auteur du magnifique Vogue la valise

« Mon album, c’est comme une catharsis, une libération », voilà comment Siris décrit Vogue la valise, sa bouleversante autobiographie publiée à La Pastèque. Pour Comixtrip, il nous dévoile les coulisses de sa création, revient sur les moments de doutes concernant la deuxième partie de l’album, le dessin comme psychothérapie et le magnifique accueil au Canada comme en France de cette intégrale. Plongée dans l’univers de cet auteur enjoué, bienveillant et drôle, au discours plein de résilience.

Siris, pourquoi vous a-t-il fallu presque 10 ans pour achever Vogue la valise ?

Cela a été si long parce que premièrement je suis un travailleur autonome, ensuite parce que nous étions entre deux chaises avec ma compagne en 2004 – on ne savait pas si on allait déménager – la vie était dure. De mon côté, j’ai aussi eu pas mal de contrats d’animation BD à travers le Québec, donc je me suis donc pas mal promené cette année-là. Ça ne m’a pas fait perdre du temps mais pas gagné non plus. J’avais déjà commencé une quarantaine de pages, des esquisses, des brouillons et j’ai même fait une planche qui n’a jamais été changée depuis ce temps-là : quand La Poule se pogne contre Ti-Bourlet à la page 139. J’étais vraiment dedans mais j’étais sur un courant alternatif : «Tu accroches, tu décroches, tu accroches…».

En 2005, on a vraiment déménagé et il a fallu que je me trouve un autre job, on n’avait plus d’argent – la galère ! – mais je continuais à travailler dessus quand même par petites bouchées. J’ai travaillé deux ans dans un entrepôt pour une compagnie de linge de luxe, en tant que responsable de l’entrepôt cosmétique et parfum. On avait déménagé en banlieue donc ça me permettait de travailler à Montréal.

Comment l’album s’est-il retrouvé au catalogue La Pastèque ?

J’avais eu le OK de La Pastèque, je crois assez vite. J’étais à Québec avec ma blonde à un festival de BD et j’ai laissé cinq pages à La Pastèque. L’éditeur en deux trois coups de cuiller à pot a dit : «yes, ça me plait !». Ça m’a donné un vrai coup de confiance. Pour m’aider, j’ai eu une bourse pour la publication.

Le premier volume est sorti au milieu de l’année 2010. Ça a pris un certain temps pour que je m’en remette. J’ai alors commencé à chercher des jobs. Auparavant, je pensais vraiment pouvoir vivre de mon métier d’illustrateur mais ça vraiment foiré. J’ai fait quelques petites affaires, je pensais que ma carrière allait partir, surtout que j’avais réalisé une livre jeunesse pour enfant.

En 2011, j’ai fait repartir la machine et là je ne me suis presque pas arrêté. Il y avait 223 pages à dessiner !

Avant l’intégrale, il n’y eut qu’un seul volume de publié ?

Oui c’est ça. Je pensais que j’allais sortir un autre album séparé. J’ai eu une entrevue avec La Pastèque qui m’a dit que l’on allait prendre les deux pour en faire une intégrale directement. J’ai accepté et ils m’ont demandé de faire une nouvelle typo.

Les mettre ensemble, c’est vraiment la meilleure idée du monde entier ! Le volume 1 maintenant, il est nulle part, on ne le trouve plus donc c’était bien pour le lire d’être avec le 2.

En dédicace cette année à Angoulême pour faire venir les lecteurs et acheter mon bouquin je leur disais : «Prenez-le, c’est le poids d’une vie !»

Est-ce que certains passages ont été romancés ?

Oui dans le tome 1. C’est ma sœur Carole qui m’a donné les informations parce que je n’ai pas connu ces moments-là, j’en ai aussi inventé ou tricoté autour. Je n’avais pas le choix parce que je n’avais pas connu mon père. Pour m’aider aussi, il y a eu ma tante – qui est décédée il y a 3 ans – qui m’avait donné des photos.

Ma mère et mon père se seraient rencontrés sur un bateau et pas à l’usine. J’ai quand même fait allusion à ça lorsqu’au début du livre, Renzo sur sa valise au milieu de l’eau est secouru par ma mère habillée en infirmière. C’est encore ma mère qui prenait soin de mon père…

« Moi je me sens comme un menuisier qui a raboté sa planche, je fais mes pages comme un artisan »

Cela veut dire que pour ce premier volume, vous êtes allés chercher les informations auprès de votre famille ?

Surtout ma sœur et un petit peu ma tante. Carole est la première des trois filles de la famille. En tout, on est trois sœurs et deux frères. Avec elle, on a beaucoup parlé au téléphone, on s’est rencontrés et elle m’a donné des photos.

J’ai aussi discuté avec un vieux monsieur qui avait travaillé avec mon père dans l’usine d’armement et qui m’avait raconté cette période.

Je ne voulais pas trop avoir d’informations parce que sinon cela aurait été le fouillis dans ma tête. J’avais jamais fait d’histoire de 100 pages de ma vie. Je sortais de la publication de Baloney 2 qui faisait 32 pages et je me sentais bien, mais le deuxième Vogue la valise, c’était avec moi-même !

Quand tu inventes des choses, il faut les inventer comme si elles étaient vraiment arrivées. Les gens me disent que mon histoire est fluide. Moi, je me sens comme un menuisier qui a raboté sa planche, je fais mes pages comme un artisan.

Pourquoi avez-vous été surnommé La Poule ?

C’est à cause de El Rotringo – Jean-Jacques Tachdjian qui a fait Sortez la chienne, un fanzine dans la veine de RAW de Art Spiegelmann – avec qui je suis parti vers 28/29 ans faire des programmes de BD. On en a trouvé un avec la région Wallonie-Bruxelles. Grâce à ça, on est allés à Bruxelles, au festival de Charleroi. Là-bas, on a rencontré les auteurs de Psikopat et de Rock Hardi. On était une gang qui s’appelait Rectangle où on parlait de rock franco et BD.

La première fois où on a vu El Rotringo, il nous appelé «les poules». Il disait tout le temps : «mes poules, ma poule». Ce personnage de La Poule, il m’a suivi et je le mettais dans mes BD. Je l’ai gardé pour parler de moi.

[La Poule] : « je passais mes émotions, mes frustrations à travers elle »

Est-ce que ce personnage vous permet de prendre de la distance, du recul par rapport à votre vie ?

Pas du tout, je n’ai pas pensé à ça. En faisant Baloney, je me suis représenté comme La Poule. Un corps humain avec une tête de poule. Peut être parce que je trippais quand je lisais Kebla de Ben Radis avec ses animaux au corps d’humain. Ça c’est imposé comme ça. Ça n’est pas ma face mais c’est à moi qu’on pensait à travers ce personnage. Je passais mes émotions, mes frustrations à travers elle. Tout le monde aimait ça car c’était un peu rock’n’roll.

Quand j’ai commencé Vogue la valise, il fallait que je dessine La Poule bébé, je me suis demandé comment j’allais faire. Je ne pouvais pas le dessiner comme dans Baloney – La Poule ado – parce que c’était un bébé ! Il va vieillir mais plus petit, il avait une tête de poule et pas de poussin. Il garde d’ailleurs la même taille tout le temps parce que je ne peux pas le changer vraiment.

Baloney c’est La Poule cinq ans après la fin de Vogue la valise donc c’est normal qu’il lui ressemble car je l’ai dessiné avant.

« Je n’en pouvais plus mais je ne savais pas où aller »

Dans l’album, le lecteur le sent, à chaque fois que vous touchez du bout des doigts le bonheur, il s’envole (les différents décès, vos sœurs qui quittent l’orphelinat), comme si le bonheur vous fuyait et que vous n’y aviez pas droit. Est-ce ainsi que vous l’avez ressenti à ces différents moments de votre vie ?

Je pense que oui, même si je ne pouvais pas vraiment dire que le bonheur me fuyait parce que j’étais trop jeune. Je devais me dire au fond de moi-même : «Tabernak». Par exemple, dans l’album quand je reviens de chez mon ami Alain, que le bonhomme Troublant me donne une claque derrière la tête et m’envoie dans ma chambre, je me rappelle très bien que je me suis alors demandé : « Qu’est-ce que je fais dans cette famille là ? Pourquoi je ne suis pas ailleurs ? Pourquoi je ne suis pas avec mes grands-parents, mon frère, mes sœurs ? » Il y a eu un début de quelque chose, un déclic. Je n’en pouvais plus mais je ne savais pas où aller.

Avez-vous changé les noms des familles d’accueil ?

Oui, je les ai changés. Par exemple, pour Allaire, ma mère s’appelait Bellaire. Avec les dernières syllabes – comme Troublant – on reconnaît qui ils sont. D’ailleurs, ils se sont reconnus. J’ai des voisins qui l’ont lu mais je ne sais pas s’ils ont trippé !

C’est chez les Troublant que vous êtes resté le plus longtemps. Combien de temps ?

C’est la dernière famille dans laquelle je suis resté. Les travailleurs sociaux, je n’en n’ai eu qu’un seul dans ma vie – Monsieur Pronovost – qui m’a laissé chez les Troublant mais il n’est jamais revenu. Pourtant, il avait été remplacé par une personne que j’avais vu une fois mais qui ne m’avait jamais adressé la parole sauf aux Troublant.

Avec la bonne femme Troublant, j’aurais aimé me confier mais elle ne me portait aucun intérêt, ne me posait pas de questions. Il fallait que je m’arrange avec toutes les personnes de cette maison et pfff…

Est-ce que c’était aussi dur que cela dans les différentes familles que nous le sentons lorsque nous lisons l’album ?

Oui ! J’ai écrit ce livre là et je ne m’attendais pas à ce que le monde soit aussi touché lorsqu’il le lit. Beaucoup de personnes m’envoient des textes par Messenger et me disent : «Ton livre, il est venu me chercher jusque là !» Moi, je pensais que mon livre c’était une petite histoire voilà, c’est tout. Mais ça va plus loin que ça; j’ai poussé le ballon dans le fin fond du filet.

« Mon album, c’est comme une catharsis, une libération »

Qu’est-ce qui vous a permis de tenir dans ces moments très durs ?

C’est la relation avec le dessin, avec la musique mais aussi lorsque mon frère venait me chercher pour m’emmener chez ma mère.

La scène où le bonhomme Troublant me pose des questions après avoir vu ma mère, c’est vrai parce qu’il était jaloux car je revenais de bonne humeur. Il me mettait une pression psychologique incroyable. Je ne pouvais pas vraiment me défouler, j’étais sous l’emprise de ce fou ! Il était hypocrite et despote. Mais quand tu as 12 ans, tu n’as pas de possibilité de te défendre. Le Ti-Bourlet, il avait 3 ans de moins mais il était très dur avec moi.

J’avais une échappatoire, je sortais, je faisais mes affaires mais je savais que je devais rentrer après. Mon album, c’est comme une catharsis, une libération.

Avant de commencer l’album, j’avais eu deux refus de projets et je ne savais pas quoi choisir comme sujet. Ma blonde m’a alors dit : «Pourquoi tu ne racontes pas ta vie ?». Il y avait aussi mon cheum français (ami, ndlr) qui m’en avait parlé.

Le chapitre 2 a été beaucoup plus dur à faire que le chapitre 1, parce que c’était vraiment entre moi et ma page blanche. Tu sais, ma rébellion, je la passe dans ma bande dessinée.

« Je ne vais pas chez un psychologue ni un psychiatre, je préfère dessiner »

Est-ce qu’aujourd’hui vous avez tourné la page de ces années ?

Oui, même si je n’ai pas réglé mon problème, il reste les racines. Je ne vais pas chez un psychologue ni un psychiatre, je préfère dessiner.

J’ai eu des professeurs qui n’aimaient pas la bande dessinée. Plus ils la dénigraient, plus je continuais encore plus fort. Tu vois, les Troublant, la culture, ils s’en foutaient bien. Eux, c’était la culture de la masse, de la consommation.

Dans votre parcours professionnel, est-ce que l’on peut dire qu’il y a eu un avant Vogue la valise et qu’il y aura un après, que c’est un moment très important ?

Oui ! A l’ouverture de la boutique La Pastèque, des gens m’ont dit qu’il y avait quelque chose de changé en moi. Il y avait aussi un « truc » dans les yeux des gens, un truc différent lorsqu’on parlait.

J’y ai vu un ami – un auteur que j’idolâtrais – qui m’a envoyé des tonnes de fleurs et je ne m’y attendais pas. Ça me permet d’avoir du gaz toute cette belle énergie que les autres m’envoient. Je vais essayer de la mettre dans mon prochain album. Ce sera différent puisque je vais raconter la vie de quelqu’un d’autre, mais je ne veux pas me mettre de pression, je veux rester naturel comme j’ai fait avec Vogue la valise.

« C’est ça mon histoire, regardez, vivez là »

A aucun moment, le lecteur ne ressent le sentiment de vengeance dans l’album. Pourquoi cette résilience ?

Je ne voulais pas être enragé noir parce que sinon je n’aurais pas réussi à travailler, je n’aurais fait que 10 pages. Mon but, c’était de raconter uniquement les faits, les uns après les autres, de tricoter tout cela, d’arriver d’enfiler les cases et de dire au monde : «c’est ça mon histoire, regardez, vivez là» et c’est ça qui est arrivé.

J’aurais pu dire : «ah le vieux chriss, il m’a cassé !» mais il fallait que La Poule elle avance, qu’elle sorte du rôle de victime. Elle est enragée, elle n’en peut plus, mais ça n’aurait servi à rien.

Est-ce pour cela aussi que l’album est fantaisiste par l’humour noir que vous y apportez ?

C’est mon petit côté poète peut être. J’aime quand même l’humour. Tous les moments à la fin où je sors danser au Paladium, où je fais du patin à roulettes, ça m’a fait du bien et il fallait que ce soit drôle. Mon père aussi était assez clown et je pense être un peu comme lui. On aurait pu vraiment tripper avec mon père et ma mère mais qu’est-ce que tu veux…

Comment réalisez-vous vos planches ?

Je prends une feuille A4, je la plie en deux. En haut je mets la page 1, en bas la page 2 et ainsi de suite : c’est mon brouillon. C’est là où tout se décide. Je me fais des cahiers avec de vieilles photocopies – je dessine derrière – j’en ai fait 10 d’une vingtaine de pages. Il y a des esquisses, des notes et des changements de texte. C’est tout petit, ça ne fait que 12 cm par 18. Je prends cette copie qui est au plomb, je l’agrandis à la photocopieuse en format original.

Avant je prenais les brouillons que je redessinais avec une table lumineuse mais j’ai eu un problème de vue donc j’ai arrêté.

Après je scanne, je nettoie – je prends trop de temps dessus parce que je suis un peu maniaque – je le mets de côté. Quand je commence la couleur, je prends ma page en noir et blanc, j’en fais un double pour cette étape. La couleur, je la fais sous Photoshop, comme ça elle passe en dessous de mes noirs par les calques. Pour l’album, ça a été super long donc je vais faire différemment pour le prochain.

« C’est comme des bouées de sauvetage, je m’y accroche, ce qui me permet de flotter et d’aller ailleurs, de ne pas couler »

Comment recevez-vous toutes les éloges sur votre album, y compris celles qui viennent de France ?

C’est très étonnant comme réactions. Je m’attendais pas à ça pantoute. Je me demandais comment mon album allait voguer entre ces 5 500 qui sortent. Je ne peux pas inventer toi, je ne peux pas inventer Elisabeth, je ne peux pas inventer Maël, c’est eux qui se trouvent sur mon chemin. Le sillon se fait tout seul, je n’y peux rien.

Je prends ça à bras ouverts et avec de l’amour. C’est comme des bouées de sauvetage, je m’y accroche, ce qui me permet de flotter et d’aller ailleurs, de ne pas couler. La charge émotive est grosse là ! Ce n’est pas dur, c’est trippant ! Je suis extrêmement reconnaissant.

Les membres de votre famille ont-ils lu l’album ? Comment ont-ils réagi ?

Ma sœur Carole a été la plus expressive. Mon frère, il a mis du temps pour lire le premier et je ne sais pas s’il a lu le deuxième. Christine, ma sœur, ça fait 22/23 ans que je ne l’ai pas vu parce qu’elle s’est installée aux Iles de la Madeleine, c’est à 3h de bateau après la Gaspésie, c’est très loin.

Les amis que j’ai mis dedans ont beaucoup trippé. Ils ne s’attendaient pas à se voir dans une bande dessinée. D’ailleurs, les hommes sont plus réceptifs à l’album parce que je parle de musique, mais ce sont les femmes qui réagissent le plus.

Dernière question Siris : pourquoi La Poule dit-elle toujours Pouèk ?

C’est une onomatopée. C’est positif pas comme pouark qui est négatif. C’est moi qui l’ait inventée. Attention, La Poule, elle ne pouèk pas n’importe comment et n’importe quand. Ce ne sont pas des pouèk gratuits !

Entretien réalisé le vendredi 06 avril 2018

 

  • Pour prolonger cette interview, vous pouvez parcourir l’entretien de Siris avec Maël Rannou publié sur le site du9, le 13 avril 2018 : Siris.
Article posté le vendredi 27 avril 2018 par Damien Canteau

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

En savoir