Analyse d’image (1). Un Monopoly, un chien et tout un tas de symboles

Série: décryptage d’images. Commençons notre série d’analyse d’images avec ce dessin intitulé « Parcours Initiatique ».

07 14 06 05 Monopoly©www.nicolasvadot.com

Dans l’esprit de l’auteur et de la plupart des lecteurs de culture occidentale, elle illustre extrêmement bien le problème de la prison, « fabrique à terroristes ».

Mais pour comprendre ce message, quelles connaissances sont nécessaires? Il faut:

– savoir ce qu’est le Monopoly

– savoir qu’il y a une case prison sur le Monopoly (y avoir déjà joué, donc)

– connaitre le contexte général (ce débat français sur « la prison créée-t-elle des terroristes? »)

Une fois tout cela pris en compte, reste encore des questions. Quel est ce petit personnage qui pointe un œil derrière l’une des portes du bâtiment? [Réponse: c’est Kiko, la mascotte du journal Le Vif, qui apparait dans chaque caricature]. Pourquoi les personnages de cette image sont-ils des chiens? L’auteur connait-il l’image générale du chien dans le monde musulman (image très négative, « chien » étant une insulte très courante) ? Que comprend un jeune musulman habitant un pays non-occidental, en regardant cette image? Comprend-il la même chose que moi, occidental non-musulman amateur d’actualité, de dessin de presse et de bande dessinée? Avons-nous la même définition du mot Jihad? Pas sûr.


 

Nicolas Vadot, dessinateur de presse en Belgique et auteur de ce dessin, a répondu à toutes ces questions.

« Si je commence à me demander comment un dessin va être perçu par chacun des 6 milliards de terriens, je ne dessine plus. C’est là toute la question centrale de la liberté d’expression. »

Quel est le contexte de la création de cette image (date, débats en cours à ce moment là…), sa destination originelle (titre de presse, image pour votre site internet, pour un livre?), et surtout la façon dont vous l’avez conçue, le pourquoi des différents éléments symboliques utilisés, et le message que vous vouliez faire passer ?

Il a été réalisé après la tuerie du Musée juif à Bruxelles [Mai 2014]. Bizarrement, Le Vif ne l’a pas publié à l’époque, lui préférant un autre dessin, beaucoup moins bon, sur le sujet (je leur en donne en général six, ils en prennent quatre dans le journal). Mais comme je l’aimais beaucoup, je l’ai mis dans le best of du numéro de fin d’année, daté du 26 décembre. Ce n’est pas de la censure, mais un choix éditorial que je ne partageais pas. Et c’est très rare, dans Le Vif.

Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant de dessiner sur la tuerie, car je ne vois pas ce que mon dessin pourrait apporter (on l’a vu à l’occasion du massacre de Charlie et ces tonnes de dessins nuls avec des crayons cassés ou montrant des dessinateurs notoirement athées allant au Ciel – moi je n’ai fait qu’une seule allusion à l’au-delà, avec les 72 vierges, mais sinon je ne me voyais pas dessiner des bouffeurs de curés avec des ailes et des airs de chérubins et de toute façon je ne voulais dessiner les dessinateurs…).
Ce qui m’intéresse ici, c’est le parcours de Mehdi Nemmouche et comment, une fois de plus, un être humain devient un monstre. Je réaffirme ici doublement le rapport à l’enfance, par le parcours et par le fait que l’on soit dans un jeu de société, et pas n’importe lequel: le Monopoly, symbole du capitalisme. Donc par ricochet, c’était le cadre visuel idéal pour évoquer les racines de la délinquance, qui sont notamment d’ordre économique.
Et le thème principal est ici la radicalisation en prison. Pour ce faire, je joue sur l’imagination du lecteur: c’est lui qui va imaginer ce petit chien un peu médiocre se transformer en loup en prison.
Aucune compassion pour ce parcours non plus: c’est juste une observation clinique des faits.
Je n’ai fait aucune allusion au caractère antisémite de l’attaque, car pour moi le problème est plus général: les islamistes ne s’attaquent pas qu’aux Juifs, mais au genre humain en général.
Pas une goutte de sang non plus dans ce dessin. Pas utile d’en ajouter.
Au moment de dessiner ce dessin, avez-vous conscience de l’image et du symbolisme associé au chien [image extrêmement négative] dans le monde musulman?

Non, pas du tout.

Du reste, si vous regardez le dessin, voyez-vous une quelconque connotation à l’islam accolée au chien ? Si j’avais mis un croissant et une étoile sur le chien, là oui, évidemment. Mais je ne l’ai pas fait. Et même pas de manière consciente, en plus. C’est un chien errant assez inoffensif, qui pourrait être chrétien, athée, bouddhiste ou musulman, peu importe. Les jeunes des banlieues qui entrent en prison sont souvent très peu intéressés par la religion. Ils le deviennent au contact des gens qu’ils fréquentent. Sa casquette est rouge, alors que j’aurais pu la faire verte, couleur de l’islam. Non, je l’ai fait en rouge, couleur de la violence et de la passion. Et il fume. or, un chien, ça ne fume pas, et un bon croyant non plus. J’aurais pu ajouter une canette de bière vide, mais ça aurait surchargé. Les mouches indiquent qu’il ne sent pas très bon, à tous les sens du terme: c’est un traîne-savate, comme l’indique sa démarche et son regard vide.

« J’ai l’habitude de ne jamais utiliser les symboles religieux à la légère, ça vaut aussi pour l’étoile de David ou la croix. »

De même sur le loup, il n’y a aucun signe religieux, si ce n’est que j’indique que le livre est le Coran. J’aurais pu mettre le croissant et l’étoile en plus, mais non, je ne l’ai pas fait, précisément parce que je pense que la religion n’a rien à voir là-dedans: il s’agit de radicalisme, qui aurait pu trouver d’autres formes que la religion il y a quarante ans, avec les mouvances d’extrême gauche, aussi « religieuses » dans leur manière de vouloir imposer « leur » vérité par la violence.
J’ai plus de 20 ans de métier et j’ai l’habitude de ne jamais utiliser les symboles religieux à la légère, ça vaut aussi pour l’étoile de David ou la croix.
Maintenant que je vous fais cette remarque, pensez-vous que si un musulman vivant dans une autre partie du monde tombe sur ce dessin, il l’interprétera de la façon à laquelle vous pensiez lorsque vous, vous l’avez dessiné?

Un fanatique interprètera toujours un dessin de la façon qui lui convient. Moi, si je commence à me demander comment un dessin va être perçu par chacun des 6 milliards de terriens, je ne dessine plus. C’est là toute la question centrale de la liberté d’expression. Et dans ce cas-ci, je le répète, il n’y aucune vision dégradante de quelconque religion que ce soit, tout simplement parce que le sujet de ce dessin n’est pas la religion, mais la délinquance. D’où là encore l’absence de référent au caractère antisémite de l’attaque.


Bonus: quel dessin le journal a t-il choisi ce jour là, finalement? Cette hilarante scène:

14 06 05 Cazeneuve©www.nicolasvadot.com

 

Elle ne vous fait pas rire? C’est probablement que vous n’avez pas les références nécessaires. Peut-être connaissez-vous Bernard Cazeneuve (ministre français de l’Intérieur). Et Joëlle Milquet? C’était la ministre fédérale de l’Intérieur en Belgique à l’époque.

Article posté le lundi 19 janvier 2015 par Thierry Soulard

A propos de l’auteur du dessin

Né au sud de Londres en 1971, d’un père français et d’une mère anglaise, Nicolas Vadot passe son enfance en France, avant d’émigrer à Bruxelles à l’âge de 17 ans. Il possède la triple nationalité franco-britannico-australienne.

Il publie son premier dessin dans Le Vif/L’Express le 10 décembre 1993.  En 1999, la rédaction du magazine lui confie une page hebdomadaire, La Semaine de Vadot, dans laquelle il illustre l’actualité politique nationale et internationale.

Depuis 2007, il est également en charge de la page 3 du journal, pour laquelle il réalise un grand dessin en pleine page.

Vadot est par ailleurs dessinateur attitré du quotidien l’Echo depuis septembre 2008. Parallèlement au dessin de presse, il est aussi auteur de bande dessinée, et publie entre 2001 et 2004 la trilogie Norbert l’Imaginaire, aux Éditions du Lombard, en compagnie d’Olivier Guéret, co-scénariste.

Le duo se reforme en 2006 pour un album one-shot intitulé 80 Jours, paru aux éditions Casterman. En 2009, Vadot sort son premier album solo, intitulé Neuf Mois.

Il publie également un recueil de dessins politiques en anglais, The George W. Bush Years, consacré aux années Bush et publié par l’éditeur australien New Holland, en 2007.

Octobre 2010, sortie d’un recueil de 144 pages, 200 dessins qui fâchent, aux éditions Renaissance du livre.

En 2011, il reçoit simultanément le troisième prix du Press Cartoon Europe (PCE) et le deuxième prix du Press Cartoon Belgium (PCB). En juin, il réalise un timbre pour la Poste belge, sur le thème de « L’Humour fait la force »

Fin août 2011 sortent simultanément deux livres: Maudit Mardi ! tome 1, un album de BD financé uniquement par les internautes et publié par Sandawe, et Onde de choc, recueil de dessins de presse sur les dix ans du 11-Septembre (éditions Renaissance du livre)

2012, sortie de Casse-toi pauv’con sur les années Sarkozy (mars), du tome 2 de Maudit Mardi! (septembre) et de l’intégrale de Norbert l’Imaginaire (octobre).
En février, Vadot reçoit à nouveau le deuxième prix du Press Cartoon Belgium.
Il est également chroniqueur radio sur les ondes de La Première, dans l’émission On N’est Pas rentré, depuis septembre 2011.

Son dernier livre, « 20 ans à Vif », recueil reprenant les meilleurs dessins de 20 ans de carrière au Vif/L’Express, est paru en 2013.
Il vit à Bruxelles.

Son site internet

Le Vif/L’Express est un hebdomadaire belge diffusé à 80 000 exemplaires.

À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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