Arleston (2/2): « un auteur, c’est un morbaque »

A l’occasion des Utopiales 2016, Arleston, scénariste de plus de 170 albums, nous a accordé un entretien. De Lanfeust (la série qui l’a propulsé) à Sangre (son nouveau bébé) en passant par la création de Lanfeust Mag, pépinière de jeunes talents, panorama des réalisations de ce monstre de la BD contemporaine.

En plus de vos activités de scénariste, vous êtes créateur et rédacteur en chef de Lanfeust Mag. Pourquoi avoir voulu lancer ce projet?

Lanfeust de Troy (la série) commençait à marcher très fort. Moi, je suis journaliste de formation, je sais comment marche un journal, donc en lancer un ne me faisait pas peur. Et d’autre part, ma culture BD était celle de Pilote, de Spirou, de Charlie Mensuel, tous les magazines BD que j’avais vu fermer les uns après les autres. Et j’en étais un peu triste. Parce que l’album, c’est formidable, mais ça a quelque chose de froid. Il n’y a plus le contact direct avec le lecteur.

Et puis, les jeunes auteurs ont aussi besoin de faire leurs premières armes. Attaquer directement par un premier album, c’est terriblement casse-gueule. Tandis que pouvoir faire quelques histoires courtes complètes, quelques gags pour se roder un peu, c’est comme ça que l’histoire de la BD a fonctionné jusque dans les années 80. Et dans les années 90, ça manquait.

Donc, la série de BD Lanfeust fonctionnant bien, ça m’a permis un jour de pouvoir entrer dans le bureau de Mourad [Mourad Boudjellal, créateur des éditions Soleil] en disant: voilà, je t’ai fait gagner beaucoup d’argent, et bien maintenant je vais t’en faire perdre un petit peu: on va faire un journal.

Mourad a été enthousiasmé tout de suite. Le deal, d’entrée, a été « on ne fait pas un journal pour gagner des sous ». Lui faisait ça pour me faire plaisir, parce que je lui faisais un petit chantage. Mais aussi parce que lui aussi avait cette culture de journaux BD. Et d’autre part, le gain pour la maison d’édition était en termes d’image, de communication. Et c’était aussi un investissement sur l’avenir. Lanfeust Mag a toujours été pensé comme une pépinière d’auteurs. Si des jeunes étaient découverts dans le journal, cela permettait de les publier en albums ensuite.

Le journal est toujours resté un objet qui ne doit pas gagner d’argent, d’ailleurs: dès qu’il commence à y en avoir un peu dans les caisses, j’augmente le nombre de pages, je paye un peu mieux les auteurs… J’essaye de faire les choses bien de ce côté-là.

Lanfeust Mag est donc né de cette volonté de se rapprocher des lecteurs et de dynamiser la création. Ça a été possible parce qu’on venait de monter le studio Gottferdom à l’époque, à Aix, qui était un studio d’auteurs dans lequel il y avait Didier Tarquin, Philipe Pelé, Dominique Latil et moi-même, les quatre fondateurs. On a assez vite été rejoints par d’autres, des plus jeunes, d’anciens élèves de Didier Tarquin, Olivier Dutto, Guillaume Blanco… Et tout cela a vraiment créé l’émulation que je souhaitais, le studio étant devenu la rédaction du journal, avec toute cette vie de rédaction qui je crois transparaît dans les pages du journal à travers des petits strips et des conneries diverses. Ça donne ce côté vivant qui finalement intéresse les lecteurs. La partie qui m’intéresse le moins dans Lanfeust mag, c’est la pré-publication des albums : finalement pour nous cela consiste juste à faire notre marché dans le catalogue de l’éditeur. C’est indispensable, les lecteurs attendent ça, c’est la colonne vertébrale du journal, mais ce n’est pas ce qui nous amuse. Ce qui nous amuse, c’est la création.

Le truc avec Lanfeust Mag, c’est qu’il faut renouveler les contributeurs génération après génération. Olivier Dutto a commencé avec Izbarkan. Puis un jour il a fait Les P’tits Diables qui s’est mis à très bien marcher, et c’est devenu une série d’albums à succès aujourd’hui. Et il s’est un peu éloigné, il n’avait plus forcément le temps de faire des petits dessins dans les marges. Même chose pour Guillaume Blanco, qui maintenant fait des choses assez différentes – et qui en plus nous trahit en allant à Spirou, le monstre ! Après, on a trouvé Dav, puis Sti… Des gens qui amènent cette animation dans le journal. Ma grande fierté, c’est une jeune autrice qui signe Willow et qui fait Les Aventures de Lucie dans Lanfeust Mag : des pages magnifiques avec un ton qui n’est pas vraiment gag, des petits récits de voyages avec beaucoup d’humour et de distance sur elle-même. Et Willow, c’est une fille qui est arrivée au studio faire son stage de 3e. Elle avait quatorze ans. Elle n’en est jamais repartie. Après son stage, elle venait les week-ends, les vacances, puis elle est venue passer une année sabbatique après son bac avant d’aller faire une grande école de dessin en Angleterre. Aujourd’hui elle a 23 ans et ça fait deux ans qu’on lui publie des pages dans Lanfeust Mag. Elle est devenue une auteur de qualité. La mission de Lanfeust Mag, c’est aussi ça : former de nouvelles générations. Les aider à éclore, à la fois par la publication dans le journal, par le compagnonnage avec d’autres dessinateurs dans nos studios, le fait qu’il y ait toujours quelqu’un pour se pencher par dessus leur épaule et donner des conseils… Tout ça, ça crée une vie, un bouillonnement, une émulation. Et je crois que c’est ce qui a fait le succès de Lanfeust Mag: les lecteurs ont senti que ce n’était pas un magazine froid, piloté de façon verticale. C’est un magazine vivant.

Il y a aussi le fait que ce n’était pas seulement un magazine de pub pensé pour faire de la prépublication…

Et l’éditeur n’a pas à le regretter, car beaucoup d’auteurs ont commencé là : Corentin Martinage et Tristan Roulot qui font les Gobelins, Stéphane Bileau qui fait la série Elfes… Pas mal d’auteurs qui ont fait leurs premières armes dans le journal disent aujourd’hui « heureusement qu’il y avait le journal, parce que quand je regarde ce que je faisais à mes débuts, j’aurais eu honte de faire ça sur un premier album ».

Vous recevez beaucoup de projets de jeunes auteurs voulant être publiés?

On en reçoit jamais assez. Après, il faut faire un tri, bien sûr. Tout ce qu’on publie n’est pas forcément totalement au point. Mais on peut se permettre, de temps en temps, de passer quelques pages dont on voit les faiblesses, mais dont on se dit que l’auteur a du potentiel. On sait qu’en lui passant ces quelques pages, très souvent ça déclenche quelque chose. Le fait de voir ses pages imprimées pour la première fois, pour un jeune auteur, va déclencher des progrès fulgurants. Après, il faut quand même une certaine qualité de base… On les fait beaucoup travailler et retravailler. Les premières pages publiées, généralement, on leur a fait refaire trois fois.

Combien d’auteurs ont commencé dans les pages de Lanfeust Mag et n’auraient pas forcément continué sans cela?

Je ne peux pas préjuger de ce qu’ils auraient fait. Un auteur, c’est quelqu’un qui quand on lui claque la porte au nez, revient par une fenêtre ailleurs. Un auteur, c’est un morbaque, c’est quelqu’un qui s’accroche jusqu’à ce qu’il soit publié. Moi, je me suis accroché dix ans un peu partout avant qu’on accepte mes premiers boulots. Je ne peux pas dire que sans Lanfeust Mag, tel ou tel auteur n’aurait pas existé. Il aurait percé d’une autre autre manière, en faisant d’autres choses… Mais il y a peut-être une dizaine d’auteurs aujourd’hui reconnus qui ont fait leurs premières armes dans le Mag. Il y en a aussi des très talentueux qui ont disparu de la circulation, on ne sait pas pourquoi. Ça arrive toujours.

 

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Article posté le lundi 16 janvier 2017 par Thierry Soulard

À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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