L’été des charognes

Pour Jonas, la vie, c’est pas une partie de plaisir. Dans sa campagne profonde, il va, il vient, il joue, il cumule les grosses bêtises et traine avec ses potes. Mais il rêve d’ailleurs. Sylvain Bordesoules, avec une grande habileté, adapte L’été des charognes, le roman puissant et dérangeant de Simon Johannin. Embarquez dans l’âpreté de la vie à la marge de l’adolescent…

Chienne de vie

La Fourrière, c’est le lieu de tous les possibles. Celui où Jonas et ses potes se retrouvent. Un endroit nulle part dans cette campagne qu’ils habitent.

Habitent, c’est un bien grand mot. Ils survivent plutôt. La misère et la précarité, c’est leur lot quotidien. Pourtant, pour Jonas, les coups et l’alcool des adultes, c’est secondaire. Lui, il tente d’oublier en s’amusant, en multipliant les bagarres et les bêtises. La vie, ces enfants l’ont domptée, souvent, seuls, en grandissant au bord de la rivière.

Le sang et la sueur

Des moutons à tuer en masse parce que malades, les mouches partout dans la maison, les jeux de cartes, la fumette et l’alcool, c’est ça la vie à la ferme.

Même si tuer des animaux, c’est le travail des grands, Jonas doit aussi y passer. Sans oublier que Didi, la vieille femme malade au grand cœur, vient de mourir. Elle n’accueillera plus les ados du village pour qu’ils puissent regarder la télé.

L’été des charognes, de la brutalité de l’enfance

Pour débuter sa carrière dans le 9e art, Sylvain Bordesoules n’a pas choisi la facilité. Il a juste eu l’envie folle de mettre en image le roman éponyme L’été des charognes de Simon Johannin. L’écrivain, né en 1993, publie son livre alors qu’il n’a que 23 ans. Une œuvre puissante dans laquelle, il utilise des bribes de son enfance dans la campagne héraultaise pour conter le quotidien de Jonas, de son enfance à son entrée dans sa vie d’adulte.

« Je me suis reconnu dans ce texte-là, dans la naïveté et la brutalité des scènes. J’aime qu’on ait le regard d’un enfant sur son milieu. La violence est son environnement, il ne connaît rien d’autre. »

Puissance et malaise, une bande dessinée dérangeante

Édité par Gallimard, L’été des charognes, c’est une enfance brute, sombre et désœuvrée. Le récit est puissant et peut mettre très mal à l’aise à cause de la violence verbale, physique et sociale qui y transpire.

La campagne mêle nature et Homme. Ceux, qui sans le sou, survivent comme ils peuvent. Système D et vols sont la vie. On ne lit pas, on se cultive dehors, au contact des autres, de la faune et de la flore. D’ailleurs, les odeurs désagréables sont superbement évoquées. Elles restent d’ailleurs visées à notre nez tout au long de la lecture. Et c’est très fort.

« Les enfants sont traités comme des choses par les adultes. Ils n’ont pas de voix, ils ne sont pas considérés comme une personne à part entière, avec ses propres choix, ses propres mots. Ils sont presque comme des animaux. »

De désillusions en désillusions

Les adolescents, comme Jonas, sont incertains sur tout. Ils cheminent. Les lecteurs les accompagnent dans leurs changements. L’amitié est là mais l’amour pointe aussi son nez. On passe de l’enfance, à l’adolescence – entre alcool et joints – et à l’âge adulte. Cette quête d’identité est bercée de désillusions mais aussi de rêves. Celui d’aller voir ailleurs. Ils ne connaissent finalement pas trop le monde extérieur, à part leurs voisins et leurs établissements scolaires.

En cela, L’été des charognes marche dans les pas d’Edouard Louis, notamment lorsqu’il dépeint son milieu social dans En finir avec Eddy Bellegueule ou Qui a tué mon père ? Le déterminisme social dans toute sa mauvaise acception. On pense également à Annie Ernaux et son roman La place dans lequel elle parle de son père qui tente d’améliorer son sort d’ouvrier en devenant propriétaire d’un café-épicerie.

L’été des charognes pour laisser passer la lumière

Si dans l’enfance de Jonas, on navigue entre racisme, homophobie et misogynie, les lumières de petits bonheurs sont là, parfois fugaces. Il faut alors les saisir. La tendresse de Didi, l’amitié ou la beauté de Lou, il y a de quoi s’accrocher à ces lueurs d’espoir.

La force de L’été des charognes réside dans son angle de vue, celui des enfants. La vie est âpre comme celle entrevue dans La terre des fils de Gipi. Une vie de quasi bohème où les mots se cognent à la réalité. Les mots que l’on n’arrive pas à décocher, alors il ne reste que les coups de poing pour se faire comprendre.

Les couleurs pour sublimer la tension

Après des études à l’école supérieure de bande dessinée et d’illustration (CESAN), Sylvain Bordesoules travailla dans le cinéma comme storyboardeur. Aujourd’hui, il met tout son talent graphique dans L’été des charognes.

Pour réaliser les planches de son premier album, il utilise des feutres aquarelle Copic (voir ci-contre). Ce matériel donne de la force à ses couleurs profondes. Tantôt très précis, son trait devient parfois plus abstrait. Ainsi, il apporte de la chaire au récit entre lumière et ombre.

Sylvain Bordesoules a choisi le texte de Simon Johannin parce qu’il y a reconnu des similitudes à son enfance. La langue très directe émaillée de mots empruntés çà et là l’a aussi convaincue de choses qu’il connaissait. « Les petits moments de grâce, la timidité, la maladresse, l’intelligence, l’amour » évoqués par le romancier plaisaient aussi à l’illustrateur.

« Les enfants heureux pourront ne pas aimer cette histoires, les brisés s’y retrouveront peut-être et d’autres y trouveront, j’espère, un certain réconfort. »

Article posté le samedi 20 mai 2023 par Damien Canteau

L'été des charognes de Sylvain Bordesoules d'après Simon Johannin (Gallimard BD)
  • L’été des charognes
  • Auteur : Sylvain Bordesoules, d’après le roman de Simon Johannin
  • Editeur : Gallimard BD
  • Prix : 29 €
  • Parution : 10 mai 2023
  • ISBN : 9782075161992

Résumé de l’album : Ici, c’est le «village de nulle part». Là où l’on vit retiré et un peu hors la loi. Là où les enfants slaloment entre les pères ivres et les chiens errants, où l’été on apprend à dépecer les agneaux… Où trop souvent la misère vous mord les lèvres et la puanteur vous empoigne la gorge. Là où l’amitié reste la grande affaire. Un jour pourtant, il faut partir, affronter le monde pour tenter d’échapper à cette enfance pleine de terre et de sang qui vous colle à la peau.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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