Les fables permettent aux auteurs et autrices de raconter notre époque à partir de récits n’ayant pas besoin de coller parfaitement à la réalité. Pillow man, de Stéphane Grodet et Théo Calméjane, publié chez Glénat, est une fable moderne. L’occasion de parler de consentement, d’épanouissement individuel et de réussite professionnelle, sous les atours d’une histoire un peu folle…
Pillow Man : réfléchir au monde en lisant et se faire du bien aussi
Jean, quadragénaire au chômage depuis trois ans, a répondu à une offre d’emploi sur internet. Pendant son entretien d’embauche, la patronne le fait s’allonger, le câline, se repose sur lui et lui promet une carrière d’envergure. Ce métier : Pillow Man. Il sera payé pour rejoindre des personnes la nuit et leur offrir son corps en tant qu’oreiller, pour les aider à dormir. Un métier étrange dont Jean ne parle pas à sa compagne, mais qu’il accepte quand même.
Comment nous suspendons notre incrédulité
Tout dans le récit de Stéphane Grodet respire la véracité. La situation professionnelle de Jean, sa situation familiale, tout au début du récit, semble réaliste. Jean ressemble à toutes celles et tous ceux qui, en situation de chômage, développent une forme de précarité plus large. Des Jean, il y en a de très nombreux en France. Raconter leur histoire serait déjà, une idée respectable en elle-même.
Mais le scénariste va plus loin. Il introduit un élément saugrenu, surprenant, irréel, qui va nourrir le cœur de son intrigue. Tout son univers tient et le lecteur accepte l’existence d’un métier qui n’existe pas. Ce faisant, le scénario peut aller beaucoup plus loin que ce qu’il n’aurait pu. Cet irréel accepté, cette suspension d’incrédulité des lectrices et lecteurs, nous font entrer de plain pied dans le monde du conte. Jean n’est plus une personne que l’on pourrait rencontrer. Il est l’ensemble des travailleurs.
Pillow Man ou le rapport au corps dans le travail
De quoi parle-t-on, en réalité, derrière ce métier de « Pillow Man » ? On parle de très nombreuses dimensions de notre société actuelle.
D’abord, très directement, du travail sexuel. C’est le cœur du quiproquo entre Jean et Marianne, sa compagne. Elle lui reproche de « coucher » avec des femmes, ce qui est vrai au premier abord, mais évidemment faux au sens qu’a pris l’expression dans le sens commun. Et pourtant, il est vrai que Jean monnaye l’utilisation de son corps. Il y a contact, il y a intimité. Mais n’est-ce pas la même chose pour des professionnels du soin ? Stéphane Grodet cultive volontairement l’ambiguïté parce qu’ainsi, il nous questionne sur notre rapport au corps et à sa marchandisation.
C’est le travaul qui fait de vous un winner
Pillow Man, c’est aussi un regard sur la réussite sociale par le travail. Personnage atypique, Jean ne rentre pas dans les cases et ne parvient pas à s’y insérer. C’est ce que l’on comprend de son incapacité à retrouver du travail. C’est le poids de la société, qui l’amène en premier lieu à accepter cette offre d’« escort boy » qui se présente à lui. Il camoufle cette réinsertion sous un vernis acceptable, mais il ne fait pas ce travail pour lui, à l’origine. Jusqu’à ce qu’il trouve de l’épanouissement dans son travail. Jusqu’à ce qu’il se montre tellement compétent que sa carrière prenne tous les chemins de la réussite. Jean devient un winner, une référence. Il gagne de l’argent, accumule les avantages sociaux. Il réussit et est célébré pour cela. Mais comme il ment sur la réalité de son métier, évidemment, ce succès lui sera finalement contesté. Illustrant des injonctions contradictoires de notre société.
Il serait aussi possible d’évoquer les sujets de la famille ou du couple, très bien travaillés dans ce même paradigme, mais restons-en là pour le scénario. Disons juste que pour une première, Stéphane Grodet frappe fort !
Pillow Man a trouvé le plus pertinent des dessinateurs
Et intéressons-nous au travail de Théo Calméjane, au dessin ainsi qu’à la couleur. Déjà passé chez Glénat avec Jeu décisif, l’artiste travaille dans la constance. Il développe un dessin ancré dans une belle tradition du 21e siècle, aux côtés d’un Christophe Blain par exemple. Un trait fermé, semi-réaliste et légèrement nerveux. Il travaille aussi des aplats de couleurs bien séparés, appuyés sur des encrages qui ne craignent pas de prendre de la place.
Tout, dans la production de Calméjane, respire cette bande dessinée du réel développée depuis le milieu des années 90. Et c’est tout l’intérêt d’avoir impliqué un tel artiste, sur un tel scénario. Lui aussi, se trouve à mi-chemin entre le réalisme social et l’univers gros-nez de la BD franco-belge. Ce qui était parfaitement la ligne adoptée par Stéphane Grodet. Les deux auteurs, ensemble, parviennent ainsi à créer un monde auquel on peut croire et dans lequel on a envie de se projeter. Ce qui nous permet d’entrer en pleine empathie avec le personnage principal et les problématiques qui sont les siennes.
Ne passez pas à côté de cet album !
Nouveau scénariste, dessinateur expérimenté, avec Pillow Man, les éditions Glénat offrent un album frais, moderne et intelligent, qui peut tout simplement se présenter comme une des très bonnes surprises de la rentrée littéraire. Et donc, comme un des livres à ne pas rater pour se faire du bien tout en réfléchissant.
- Pillow Man
- Scénariste : Stéphane Grodet
- Dessinateur : Théo Calméjane
- Éditeur : Glénat
- Nombre de pages : 224
- Prix : 26€
- Date de publication : 18 septembre 2024
- ISBN : 9782344048498
Résumé éditeur : L’homme de nos rêves Ancien chauffeur routier au chômage pour des problèmes de dos, Jean a tout essayé pour retrouver un emploi. En vain. Il habite avec Marianne dans une maison à peine construite. C’est sans trop d’espoir qu’il se présente à un entretien où l’on cherche des insomniaques. Contre toute attente le miracle se produit. Jean est embauché ! Le travail que lui propose Geneviève, la patronne, est d’une nature particulière. Pour tout uniforme, Jean aura besoin d’un pyjama. Il exercera la profession « d’oreiller vivant » ! Mais comment avouer cela à Marianne qui le croit veilleur de nuit… ? Tiré à quatre épingles, petite valise en main, notre quadragénaire se présente chaque nuit au domicile de ses clientes… En offrant son moelleux corporel, Jean apporte sa présence douce et réconfortante à des personnes qui n’arrivent pas à dormir. Les nuits se succèdent. Jean se révèle à travers ce métier insolite. Lui qui n’aimait pas son corps, lourd et inactif, retrouve confiance. Il se reconstruit en faisant littéralement don de soi, chastement, et de ses nuits. En aidant les autres à aller mieux. Il devient fier de ce qu’il est, monte même en grade pour devenir le premier Pillow Man Premium de l’Histoire ! Un autre monde s’ouvre encore à lui. Le train de vie du ménage s’améliore sensiblement. Mais quand Marianne découvre la véritable nature du travail de son homme, c’est tout l’équilibre du couple qui vacille. Entre incompréhension et prises de tête, Jean devra faire un choix… Et vous que feriez-vous si vous étiez au chômage ? N’y songez même pas… Tout le monde n’a pas le talent d’un Pillow Man ! Stéphane Grodet nous offre la comédie la plus savoureuse de l’année avec le récit touchant « d’un homme allongé qui veut rester debout pour vivre ». Sous d’innombrables couettes douillettes, cet ouvrage pose la question de la solitude dans notre monde moderne et ultraconnecté. Théo Calméjane croque Jean à la perfection avec un trait épuré pour un feel good book aux aspirations cinématographiques qui vous fera passer de belles nuits de lecture et faire de beaux rêves.