Queenie : Que se passe-t-il dans le caniveau ?

Queenie raconte l’incroyable destin d’une femme gangster noire dans le Harlem des années 30 qui rivalisa de la tête et des épaules avec Al Capone et Lucky Luciano. Mais à folle histoire, narration bien trop sage et malgré son sujet, ce roman graphique déçoit. 

PIZZA CONNECTION

Les récits liés au monde de la mafia ou du gangstérisme ont régulièrement alimentés de nombreux médiums: cinéma, littérature et évidemment BD. Complexes, manichéens, mariant la politique à des personnages ambivalents ou règnent corruption et meurtres, ces vies marginales fascinent.

Perso, je me suis souvent amusé à m’imaginer dans la trajectoire tragi-comique de Sam Rothstein, le patron de casino interprété par Robert de Niro dans le film éponyme de Martin Scorsese. Même chose de la roublardise tantôt intègre tantôt trouble de Joseph Joanovici évoquée dans le très beau travail de Fabien Nury et Sylvain Vallée, Il était une fois en France.

On pourrait parler de Al Capone mais sa figure fait plutôt office de cliché du mafieux, de celle que l’on a envie de singer à une soirée costumée du nouvel an. Capone, c’est plutôt le nom que tu donnerais à une pizza au chorizo pour mieux rappeler à ton client qu’elle ne manque pas de piquant.  

Difficile cependant à travers ces récits de ne pas y voir l’évidente empreinte du machisme: peu importe le sujet, l’homme y tient toujours une place prépondérante et la femme, reléguée au rang de faire-valoir, est chosifiée quand ce n’est pas carrément monétisée. C’était sans compter sur l’arrivée inopinée de Stéphanie St Clair.

Toujours en arpentant les libraires de France et de Navarre, je suis tombé sur la très classieuse couverture faite d’or et de blanc. J’ai d’abord cru à un récit de fiction fantasmé avant de me rendre compte que non. Le règne de celle que l’on surnommait Queenie, femme noire qui tint tête à Lucky Luciano dans une société Américaine raciste au possible, à bel et bien existé. 

RENAITRE

Nous sommes dans le New-York des années 30, celui où la prohibition vient de se terminer, celui où Capone achève sa course derrière les barreaux. L’alcool n’est plus un marché à prendre, les gangsters et la mafia vont donc aller chercher bonheur ailleurs. Stephanie St Clair officie en tant que gestionnaire de la loterie clandestine de Harlem, véritable empire criminel qui règne sur tout le quartier.

Les années 1930 sont également une période intense de l’histoire du coin et du renouveau artistique de la culture africaine-américaine en générale. Harlem vit dans la bulle dorée de l’entre deux guerres, partagé entre reprise économique et bouillonnement créatif. Clubs de jazz, bars, théatres et cabarets ont à offrir au monde tout ce que l’on ne veut pas qu’il voit. 

Au fil du récit, on rencontre ainsi quelques figures de proue de ce que l’on nomma plus tard la Harlem Renaissance faite de poètes, écrivains, sculpteurs, musiciens parmi lesquels W.E.B Du Bois, Duke Ellington ou Thelonious Monk pour ne citer que les plus connues. Encore une fois, beaucoup de figures masculines.

RECIT MULTIFORME

Elle n’y est pas directement citée mais l’ombre de Zora Neale Hurston, autre figure féminine forte qui vécue à la même l’époque, ne traîne jamais bien loin de celle de Stéphanie St Clair. Son histoire, racontée de manière originale et documentée dans la BD de Peter Bagge, Fire, est un bon complément à celle de Queenie. Elle permet de s’emparer des problématiques qui animaient ces femmes. Comme Queenie, Hurston luttait contre la patriarcat, le racisme et pour l’émancipation des personnes noires à la différence qu’elle ne maniait pas les armes. Ou alors pas les mêmes.

La bande dessinée se situe dans ce contexte fort, celui du moment où Queenie voit son affaire mise à mal, celui ou sa loyauté et sa fidélité sont sans cesse remises en question. Le sujet est dense, la masse d’informations conséquente. A ce titre, les autrices réussissent sans mal à nous faire saisir les tenants et les aboutissants du combat qu’a dû mener Stephanie St Clair pour réussir à survivre.

De leur aveu, les sources sur le personnage ne furent pas simples à trouver et plutôt que de livrer un maigre récit, elle décident de mieux se l’approprier afin lui donner une forme pluriel. Queenie devient un manifeste anti-raciste, un témoignage miroir ou des références à la brulante actualité Américaine et le mouvement Black Live Matters parsème le livre afin de mieux nous rappeler que presque 80 ans plus tard, peu de choses ont finalement changé. Cet aspect documenté, précis et clair accompagne l’entreprise dans une démarche quasi pédagogique.

Mais si sur le fond, la vie de Stéphanie St Clair a des qualités hautement recommandables, c’est plutôt sur la forme que le bat blesse. 

BALLE A BLANC

Dans sa BD L’art Invisible, qui analyse en profondeur la bande-dessinée et ses codes, Scott Mccloud disait qu’un espace entre deux cases est appelé le caniveau. Cet interstice qui ne figure rien d’autre que le vide est bien souvent laissé à l’imagination du lecteur. Ce qui se figure dans l’esprit de chacun entre ces deux vignettes est une substance invisible, celle, magique que tout le monde se créer, matière pétrie à même les synapses.

Étrangement, la narration de Queenie dilate le temps et les actions sans raison, rend souvent le récit indigeste, montre en presque une page ce que peu de cases et un caniveau confiés à ses lecteurs auraient suffit à raconter. 

Dans une séquence, Queenie regarde devant elle, la case suivante, toujours dans le même plan, elle regarde à droite, case suivante, elle regarde à gauche. Dans une autre, Queenie mets trois cases à décrocher un téléphone et appeler à l’aide.

Est-ce pour ne pas perdre le lecteur ? Ne pas le choquer ? Lui permettre de respirer devant la somme d’informations conséquentes que le sujet apporte ? Peut-être est-ce dû au passé de sa dessinatrice, ancienne storyboardeuse à Hollywood, mais l’impression de lire un storyboard de film n’est justement jamais très loin. 

Une paire de séquences sauvent l’ensemble de sa routine: l’attaque du Klu Klux Klan en plein cœur de la nuit honore un vibrant hommage à George Floyd, une séance de cinéma casse le quatrième mur pour mieux rallier les difficultés des personnes noires, à celles d’autres minorités ostracisées aux Etats-Unis.

Le récit est également émaillé de doubles pages qui à l’instar du film de Adam McKay, The Big Short, permettent de faire passer une somme d’informations importantes en la vulgarisant au maximum et lui donner un aspect ludique.

Tout cela ne suffit malheureusement pas à maintenir l’attention sur la durée et le sujet perd en puissance à force d’étalage. Dommage pour notre marraine de Harlem qui tire finalement à blanc. 

Article posté le jeudi 13 janvier 2022 par Rat Devil

Queenie de Elizabeth Colomba & Aurélie Lévy (Anne Carrière éditions)
  • Queenie, la marraine de Harlem
  • Autrices : Elizabeth Colomba & Aurélie Lévy
  • Editeur : Anne Carrière
  • Prix : 24,90€
  • Parution : 27 aout 2021
  • ISBN : 9782843379628

Résumé de l’éditeur : Harlem. 1933. Une femme noire, tirée à quatre épingles, est relâchée de prison. Son nom : Stéphanie St Clair. Signes particuliers : un accent français à couper au couteau et un don pour les chiffres. Née dans la misère à la Martinique, la célèbre Queenie est à la tête de la loterie clandestine de Harlem. Avec l’aide d’une poignée de complices loyaux, elle a patiemment bâti un véritable empire criminel qui règne sur Harlem tout en protégeant ses habitants des exactions des policiers.

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