À l’occasion de la sortie de JeanJambe et le mystère des profondeurs, nous avons rencontré Matthias Picard à Saint-Malo. En moment suspendu à Quai des bulles qui mettait en avant son autre série, Jim Curious. On met ses lunettes 3D et on se laisse guider dans les méandres de la Terre…
Matthias Picard. Après le festival d’Angoulême, Jim Curious a les honneurs d’une exposition à St Malo. Comment est-elle née ?
Cette exposition a déjà été présentée même sous d’autres formes dans d’autres festivals. Avec les éditions 2024, on a conçu l’exposition et ensuite, elles se sont chargées de la faire tourner.
C’est une autre manière d’entrer dans l’univers du livre par le biais de l’exposition. Les visiteurs ont pu la voir notamment à Angoulême en 2015.
« Ce qui est chouette, c’est que l’on voit les gens qui réagissent, qui interagissent et qui sont souvent surpris. »
Quelles impressions avez-vous eu en déambulant à l’intérieur, même si vous l’avez déjà vue ?
Ce qui est chouette, c’est que l’on voit les gens qui réagissent, qui interagissent et qui sont souvent surpris.
En plus ici, l’exposition est dans une salle complètement obscure avec ces dessins qui sortent du noir. On voit les enfants qui ont envie d’attraper tout ce qu’ils voient.
Ce sont des reproductions un peu agrandies. J’ai vraiment travaillé sur des dessins agrandis de cette manière. Ce sont des dessins qui ont plus de 10 ans. Mais la technique de mise en scène est toujours la même : éclairer les dessins fluos d’une lumière noire.
À l’origine, avec Olivier Bron et Simon Liberman, les éditeurs de 2024, on a construit les boîtes et même scié les plexiglas à la main. Je trouve l’idée sympa de pouvoir produire quelque chose d’unique avec mes éditeurs. En plus, ce sont de grands bricoleurs. Ils ont déjà fabriqué des modules pour des expositions.
L’exposition Jim Curious, c’est celle qui a le plus voyagé. Elle est allée à l’étranger, à Taïwan ou à Mexico. Elle m’a aussi permis de voyager.
Pourriez-vous expliquer comment vous avez eu l’idée de l’univers de Jim Curious ? Les récits reposent sur un procédé graphique particulier. Quel est-il ?
J’étais étudiant et je réfléchissais à ce procédé de lunettes anaglyphes en 3D. Je n’avais ni de lunettes ni d’image sous les yeux mais j’avais ce souvenir très lointain de l’enfance de l’existence de ces lunettes. Je me suis demandé si je pouvais trouver des lunettes comme celles-ci aujourd’hui. Et surtout, est-ce que je pouvais fabriquer moi-même une image ou est-ce qu’il fallait passer par une entreprise ?
J’arrive alors à trouver une paire de lunettes et ensuite, je fais mes premiers tests. Je suis fasciné par le résultat sur écran et un peu sur papier. Mais, ce n’est pas évident à imprimer.
« J’ai l’impression que les choses que j’ai dessinées, flottent. »
Comment Jim Curious est-il arrivé dans cette recherche 3D ?
À partir du moment où j’arrive à produire une image, j’ai une sensation forte d’apesanteur. J’ai l’impression que les choses que j’ai dessinées, flottent. Je cherche ensuite un moyen de me servir de cet outil de la 3D pour accompagner une narration dans un livre. Qu’est-ce qui peut aller en apesanteur ? Qu’est-ce qui peut faire ressentir cela ?
Est alors arrivé Jim Curious, scaphandrier, qui ne va pas dans l’espace mais dans l’océan. Je voyais plus de choses à raconter avec l’océan. En plus, j’étais déjà très sensible à toute une imagerie de gravures issue des livres de Jules Verne et des naturalistes.
L’imagerie anaglyphe vient du 19e siècle. Une époque où Jules Verne écrit, où la photographie apparaît.
Dans le premier album, Jim Curious descend dans l’océan. J’avais déjà l’idée d’histoire muette et qu’il allait croiser plein d’animaux. Les premières images sont apparues mais j’ai réalisé l’album plusieurs années après.
Il faut dire que j’ai réalisé un autre album entre-temps qui s’appelle Jeanine à L’Association. D’où ce temps de décalage.
« J’accorde une très grande importance au rythme. »
La 3D, est-ce un processus long à développer ?
En fait, il y a plusieurs temps. Composer l’image, la réaliser et ensuite passer à la 3D. En moyenne, une page peut me prendre une semaine. Quelques pages ont pu me casser la tête ! Je me mets le défi à chaque nouvelle image d’utiliser la 3D différemment. Ça permet de varier les plans. Comme il n’y a pas de texte, c’est important pour moi d’éviter les répétitions. En plus, je travaille tout cela au millimètre.
J’accorde une très grande importance au rythme. Ça m’arrive parfois de recommencer une page parce que je ne suis pas satisfait.
Ça m’arrive aussi de ne pas savoir ce qui va être représenté exactement. J’ai une idée parfois vague et parfois très claire. Je me rends compte que ma mise en scène ne fonctionne pas et donc je recommence.
Pourquoi avoir eu l’idée d’album sans texte ?
C’est important de laisser le lecteur face aux images et qu’il prenne le temps de les regarder. Que le lecteur aille chercher par lui-même les indices, mais qu’il ne balaye pas juste l’image d’un regard. De pouvoir répondre aux mystères. J’aime que le lecteur puisse se demander : “Qu’est-ce qu’il veut dire ?”, même s’il ne se passe pas grand-chose. Me dire que certains des mystères puissent le faire revenir en arrière.
« J’ai trouvé merveilleux de joindre le dessin et la photo. »
Je veux que le lecteur soit vraiment acteur de sa lecture.
Nous en parlions tout à l’heure. Le voyage est important dans vos albums. Papillonner, vagabonder, errer, qu’est-ce que cela veut dire pour vous ?
En fait, c’est comme ça que je me promène en général. JeanJambe, il est né d’une balade en montagne où j’ai commencé à faire des photos au ras du sol. J’ai vu un champignon et je l’ai pris en photo. Puis, en le prenant en décalé par deux fois. Le soir, j’ai passé la première en rouge et la seconde en bleu sur mon ordinateur. Je les ai superposées et avec les lunettes, on a eu l’illusion de la 3D.
J’ai ensuite ajouté JeanJambe que j’avais déjà créé dans mes carnets bien auparavant. J’ai trouvé merveilleux de joindre le dessin et la photo.
JeanJambe se laisse entraîner sans véritable but ?
Oui, exactement.
Je suis retourné ensuite dans la nature pour faire plein de photos. Mais, c’était assez dur de travailler dans la nature pour des raisons de lumière ou pour avoir les décors.
J’habite Marseille. Donc pour avoir la nature, il faut se déplacer. Je suis allé le long d’une rivière dans la Drôme, dans les Calanques marseillaises. Mais, ce n’était pas simple de faire des liens entre ces différents décors. J’ai alors eu le déclic de tout reproduire en studio.
Vous avez un studio dans votre atelier ?
En fait, je travaille dans un atelier collectif. J’y ai un bureau. Dans ce lieu, il y a aussi un débarras. Je l’ai vidé pour y installer mon studio photo.
J’ai aussi rapporté des objets que j’avais pris dans la nature en photo. Ça me permettait de mieux contrôler les aléas que l’on peut trouver en extérieur, comme la lumière ou la pluie.
J’ai également créé des maquettes en plâtre. Dedans, j’ai placé des objets de la nature mais aussi des minéraux empruntés au Muséum d’Histoire naturelle d’Aix-en-Provence.
» Lire de la bande dessinée, c’est faire circuler son regard dans les pages. »
C’est ce même vagabondage que l’on retrouve aussi dans les albums de Fred.
Ah ! Fred, c’est ma référence ultime ! Lire de la bande dessinée, c’est faire circuler son regard dans les pages. C’est un plaisir de guider un peu le lecteur, comme de grands S dans mon livre.
JeanJambe est très clair, très lisible. Il se voit au premier coup d’œil dans la double-page. Je me rends compte que multiplier un personnage dans une planche, je le faisais déjà dans Jeannine.
» Là où on se rejoint, c’est que l’on tire un fil. Lui, tire le fil de l’exploration et moi, je tire le fil de l’expérimentation avec la photo. »
Comment pourriez-vous présenter JeanJambe à quelqu’un qui ne le connaît pas ?
Pour l’aspect graphique, il fallait un personnage qui s’intègre bien. Il existait déjà bien avant l’album. Il était beaucoup moins charismatique. Au départ, ses yeux étaient deux petits points. Il n’avait pas d’oreilles, pas de nez, pas de chaussures, ni de sac à dos. C’était presque un dessin préhistorique. J’aimais bien ce rapport primitif au dessin.
Pour l’histoire, j’ai eu envie de l’agrémenter. Je lisais à ce moment-là un livre qui s’appelle Watership Down de Richard Adams. C’est une histoire de lapins de garenne à qui il arrive des aventures. C’est très réaliste.
Comme j’avais pris énormément de photos de rongeurs au ras du sol et qu’il y avait aussi le Lapin d’Alice au pays des merveilles dans mon esprit, il semblait logique que JeanJambe devienne un lapin.
Les lapins ne sont jamais représentés avec un long nez, mais ce grand nez que j’ai dessiné permet de savoir où il regarde.
En accessoires, il a un sac à dos mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans. Il a aussi un long bâton. Comme JeanJambe est né pendant une randonnée, il serait donc un randonneur. C’est un alter ego mais pas uniquement. Là où on se rejoint, c’est que l’on tire un fil. Lui, tire le fil de l’exploration et moi, je tire le fil de l’expérimentation avec la photo.
C’est un livre que j’ai mis en image au fur et à mesure. Je ne savais pas quelle allait être la fin. J’avais un axe : le faire descendre au centre de la Terre vers quelque chose de plus en plus fermé, de plus en plus chaud, puis d’aller vers l’extérieur, vers quelque chose de plus vivant. J’aimais ce paradoxe.
Comme JeanJambe, avez-vous déjà pratiqué la spéléologie ?
Non mais j’ai relu à ce moment-là, Le voyage au centre de la Terre de Jules Verne. Explorer la Terre fait partie des grands thèmes qui nous animent, ancrés au fond de nous. Comme traverser des océans ou des forêts sombres. Il y a forcément un lien avec un voyage intérieur.
Le thème commun à vos trois albums est la nature. Quel est votre rapport à la nature ?
Il y a beaucoup de fascination, mais aussi de méconnaissance. J’ai envie de l’explorer comme Jim Curious ou JeanJambe.
Les photos, je les ai prises dans les Hautes-Alpes, au pied des Écrins. Là-bas, il y a des paysages fabuleux. J’avais juste envie de m’asseoir et de regarder ce qu’il se passe. Plus on attend, plus il y a de la vie. Il y a de l’émerveillement à regarder ces mondes minuscules.
Entre Jim Curious et JeanJambe, le format a changé. Pourquoi avoir choisi de le réduire ?
J’avais envie de changer de format. Au début, je pensais que ce serait un format à l’italienne avec une photo par page mais ça n’aurait pas été la même histoire. En plus, j’avais peur que ça ne fasse que roman-photo et que je n’arrive pas techniquement à poser une image après l’autre. Et, il y avait beaucoup de choses à maîtriser.
« J’ai fait un livre totalement dessiné grâce à la photo. J’ai intimement l’impression d’avoir dessiné tous ces décors en manipulant les objets que j’avais sous la main. »
Cela donne de l’imprévu. C’était voulu ?
Oui, c’est la base. Les éléments que l’on ne peut pas entièrement maîtriser, c’est ce qui est fascinant. Me retrouver face à des choses qui vont me demander des ressources pour trouver une solution, c’est mon moteur.
Je me suis demandé comment faire un livre avec de la photo et du dessin. Finalement, ma réponse, c’est que j’ai fait un livre totalement dessiné grâce à la photo. J’ai intimement l’impression d’avoir dessiné tous ces décors en manipulant les objets que j’avais sous la main.
Ce n’est pas un livre de photos. Je ne suis pas photographe, je suis dessinateur. Le peu de dessins que je mets, il vient transformer la photo en dessin.
Est-ce que l’on peut qualifier votre album de “grand public”, plutôt qu’un album jeunesse ?
En dédicace, il y a des adultes comme des enfants. La 3D peut émouvoir les adultes qui ont connu ce procédé lorsqu’ils étaient enfants.
L’album peut se lire sans les lunettes. On comprend. Puis lorsque l’on met les lunettes, il y a une sensation qui est commune aux adultes et aux enfants. Je ne fais pas de distinction entre un lecteur adulte et un lecteur enfant. Ce que vit JeanJambe peut toucher tout le monde.
Entretien réalisé le vendredi 25 octobre 2024 à Quai des Bulles – Saint-Malo
- JeanJambe et le mystère des profondeurs
- Auteur : Matthias Picard
- Éditeur : 2024
- Collection : 4048
- Date de publication : 04 octobre 2024
- Nombre de pages : 56
- Prix : 21,90€
- ISBN : 9782383870999
Résumé de l’éditeur : Une corde affleure à la surface de l’eau. Sur son canot, un être, qui semble découpé dans ce même fil, s’en saisit pour voir où ça le mène : sur une île. Il accoste. Puisque, suivant ce fil d’Ariane, il enjambe rochers et crevasses, appelons-le JeanJambe. Explorant les gouffres calcaires, dévalant les parois en cristal, JeanJambe affronte chauves-souris et éclairs, impressionné et fasciné par tant de merveilles. Quel spectacle ! Après les aventures du scaphandrier Jim Curious sous l’océan et dans la jungle, Matthias Picard nous offre une nouvelle splendide aventure en 3D – cette fois en photographiant les sublimes paysages cachés sous nos pieds. La candeur de JeanJambe tranche avec les somptueux décors conçus par un dessinateur qui tient tout autant de l’illusionniste que du cinéaste fou. Jonglant avec les focales, les microscopes, construisant et moulant au plâtre, il a magnifié dans sa mise en scène un matériel glané ça et là, au gré des promenades. Comme un enfant qui n’a cessé de considérer cailloux et graviers comme des trésors, Matthias Picard a fait de JeanJambe une épopée époustouflante, qui ravira toutes les générations !
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.
En savoir