Entretien avec Pierre Jeanneau

Comme le tome 1, le second opus de Connexions est en sélection officielle à Angoulême. Nous avons posé des questions à Pierre Jeanneau, son auteur. Entre figures isométriques, récit choral et écriture sous contrainte, découvrez ce diptyque original et fort édité par Tanibis.

Connexions tomes 1 et 2 de Pierre Jeanneau (éditions Tanibis)

Pierre Jeanneau, pourquoi avez-vous eu l’idée de créer Connexions ?

Il y avait beaucoup de choses qui se bousculaient, d’envies narratives et des envies graphiques. J’avais envie de travailler avec la forme isométrique. Ce qui avait pour conséquence un type de narration particulière.

Le récit choral est d’ailleurs venu assez vite. J’avais la volonté de faire à chaque chapitre, à chaque personnage, un jeu graphique et narratif, un peu différent.

Dans les ébauches, le premier personnage reprenait cette perspective-là. Dans le deuxième chapitre, il y a un personnage qui n’a pas la mémoire des visages. Tous les visages autour d’elle étaient donc effacés. Elle se souvenait des gens grâce à des petits détails, des bouts de phrases. J’ai réalisé un jeu de flashbacks. Ces allers-retours arrivaient et partaient des personnages. Un peu dans la veine de Diagnostics d’Agrimbau et Varela.

Alex Chauvel m’a alors conseillé de ne me concentrer que sur le travail isométrique parce que cela aurait pu trop partir dans tous les sens. Je n’avais réalisé qu’une dizaine de pages. J’ai donc recommencé en gardant le récit choral.

Connexions tome 1 Faux accords de Pierre Jeanneau (Tanibis)

Était-ce aussi une sorte de bilan de vie ?

Mes premières envies et recherches, j’ai dû les faire alors que j’allais quitter Londres où j’habitais. Dans ce moment d’entre deux, où tu as pied nulle part, comme un flou. À cette époque, je lisais beaucoup mais rien ne me plaisait. Je voulais raconter quelque chose que je ne retrouvais pas dans les ouvrages que je lisais.

C’est aussi à ce moment-là que j’ai découvert les éditions Tanibis. J’ai tout de suite aimé les livres d’Alexandre Kha. Il y a une sensibilité que je retrouvais dans ses albums qui me plaisait.

Connexions tome 1 Faux accords de Pierre Jeanneau (Tanibis)

« Comme c’est une histoire que je raconte, il y a forcément ma sensibilité. »

Dans Connexions, il y a des histoires de couples, de paternité. Est-ce qu’il y a des bouts de votre vie dedans ?

Je ne me réclame pas de l’autobiographie dans Connexions. Les personnages ne sont pas autobiographiques. Il y a forcément des bouts de moi mais pas uniquement. Il y a aussi des choses nourries par les gens que je côtoie ou des problématiques de proches.

Comme c’est une histoire que je raconte, il y a forcément ma sensibilité. C’est moi qui fais filtre.

Je peux donc parfois me reconnaître dans des thématiques comme le couple, la paternité, le logement ou les galères dans le travail.

« Ma règle de base, c’était que je devais faire apparaître un personnage, deux chapitres avant qu’il intervienne vraiment. »

Qu’est-ce que le récit choral induit en termes de narration ?

J’ai utilisé des contraintes d’écriture. Ma règle de base, c’était que je devais faire apparaître un personnage, deux chapitres avant qu’il intervienne vraiment. Par exemple, dans le premier chapitre, Marc n’est que de passage et il devient le sujet du chapitre 3. Ce qui permet de ne pas noyer les lecteurs d’informations sur tous les personnages dès le départ.

Connexions - Pierre Jeanneau

Est-ce que “faire groupe”, c’est important ?

Oui, très. Il y avait une volonté de jouer sur le récit choral. Les grandes histoires, ce sont celles qui sont communes, qui se tissent entre des personnes.

Mon histoire est hyper classique, notamment dans le passage à l’âge adulte. Je voulais le noyer, transformer ce passage en racontant avant tout, ce qui se passait autour.

Vos personnages sont finalement des personnages du quotidien ?

Oui mais ce sont aussi des héros qui ont des richesses, des choses insoupçonnées, des passions, des récits de vie qui sont fascinants à découvrir.

Dans mes voyages, j’ai beaucoup fait de stop. Ce sont des moments où tu te places en auditeur de la vie de gens qui sont dans la voiture. En échange de kilomètres, je fais office de psy. Ils te racontent des choses géniales et pensent que c’est banal. Mais, c’est faux. Souvent, elles sont extraordinaires.

Connexions tome 2 de Pierre Jeanneau (éditions Tanibis)

Vos personnages se rapprochent, s’éloignent, parfois seulement se croisent. Ils ont néanmoins des liens par ces cercles d’amitié. En quoi les relations humaines sont fortes dans Connexions ?

Il y a surtout des points de vue. Il y a très peu de réactions négatives et méchantes. Il y en a, mais c’est marginal.

Faire des ruptures, des éloignements ou des engueulades, tout cela s’explique par les parcours de vie. Ce n’est peut-être pas la bonne réaction, mais en tout cas c’est la leur.

Dans Connexions, il y a des rapports parfois conflictuels au travail. Pourquoi avoir voulu souligner cela ?

Ces rapports me sont venus après mon séjour à Londres, en pleine Loi travail. Une énième loi qui disait qu’il fallait travailler et point. Ces moments politiques ont nourri ma réflexion et donc mon récit.

« Il y a un moment où tu es assez à l’aise avec les personnages, qu’ils s’écrivent d’eux-même »

Le diptyque met aussi en avant le couple sous toutes ses formes. Quel était votre envie par rapport à ces couples ?

J’écris pas mal en impro. Je n’avais pas l’intention de mettre en avant tels types de couple. Je construis mes personnages au fur et à mesure des planches. C’est commun à beaucoup d’autrices et d’auteurs. Il y a un moment où tu es assez à l’aise avec les personnages, qu’ils s’écrivent d’eux-mêmes. Il n’y a pas de recherche d’équilibre dans mes récits. Ils existent dans mon petit monde, dans ma bulle.

Connexions tome 1 Faux accords de Pierre Jeanneau (Tanibis)

Pourquoi la musique tient une place importante dans Connexions ?

Il y a d’abord la transmission de la musique. J’aime bien la musique mais j’ai une culture assez lacunaire de ce côté-là. Tous mes goûts musicaux ont été façonnés par ceux des autres. Par des échanges et des conseils.

Mon personnage qui monte une boutique de disques vient de ce parcours, celui de ne pas bien connaître la musique. Il y a cette forme d’émancipation. Tout ce que les autres ont apporté, cela a permis d’ouvrir le magasin. Et donc pouvoir ensuite apporter aux autres ce qu’il a découvert.

« Ce qui me guide, c’est la rythmique en double-page. »

Pierre Jeanneau, votre dessin dans Connexions est particulier, notamment ces formes isométriques détachées dans les planches. Auxquelles, il faut ajouter les contraintes d’une galerie importante de personnages. Comment faites-vous pour ne pas vous mélanger au niveau de la narration ?

C’est simple. Ce qui me guide, c’est la rythmique en double-page. Je vois donc la scène, les enjeux et la durée dans le temps. Et ensuite, je me fixe une durée sur un nombre maximal de pages.

Je me fais ensuite une petite liste d’informations essentielles à retrouver dans cette double page. Il y a aussi des jeux d’écriture selon les personnages et leurs dialogues de la page précédente.

Souvent, les flashbacks sont venus après ce travail. Ce retour, c’est un peu un ajout dans ma scène. Se demander ce qu’il manque dans ma séquence. Soit apporter du relief, soit apporter du doute. Faire comme un contre-pied, un nouveau point de vue.

J’ai des brouillons mais pas de crayonnés. Si on regarde mes carnets, ce sont des carrés de doubles pages. Puis, je note de telle page à telle page, tel fait et ainsi de suite.

Connexions tome 1 Faux accords de Pierre Jeanneau (Tanibis)

« J’aime ce lâcher-prise, quand le récit ne m’appartient plus et que c’est la personne qui lit qui comprend quelque chose. »

Pourquoi avoir voulu prendre le parti de voir les scènes à travers les murs ?

J’aime les récits où on ne dit pas tout et qui laissent une grande place aux lecteurs. Ça se ressent dans mon histoire. J’aime ce côté lacunaire et ces éléments de puzzle qui s’amalgament ensemble. Puis, c’est le vécu du lecteur ou de la lectrice qui va combler les pièces qui manquent.

J’aime ce lâcher-prise, quand le récit ne m’appartient plus et que c’est la personne qui lit qui comprend quelque chose. Le lecteur a vécu des choses dans sa vie et il va avoir sa propre lecture de l’œuvre, alors qu’un autre aura une autre vision, avec des nuances personnelles différentes. C’est un ressort hyper stimulant sur lequel travailler. C’est cette incertitude qui motive.

C’était donc amusant de partir sur un procédé graphique complètement à contrepied et de voir toutes les faces, tous les objets, tous les détails. Il y avait donc deux techniques opposées mais qui se complètent et qui pouvaient résonner entre elles.

Quelles furent les inspirations pour la ville ? Londres ou un mélange de plusieurs ?

C’est un peu ce que l’on veut. Elle n’est volontairement pas nommée. Il y a des bouts de Londres, de Melbourne, de Nantes ou d’Angoulême ; des points de repère qui me sont familiers.

Connexions - Pierre Jeanneau

Avant d’être publié chez Tanibis, Connexions a connu une vie en fanzine. Qu’est-ce qu’apporte ce passage à votre récit ? À votre livre ?

Jusqu’à très tard dans la production de cette bande dessinée, je travaillais dans la restauration. Or, tout prend du temps lorsque l’on réalise un album.

Je pourrais me dire que je dois publier cet album, coûte que coûte et travailler comme un forcené, mais je n’ai pas cette force morale. Il me faut des jalons. Le terminer en fanzine me permettait de caler un rythme de structure. Fixer aussi des temps de production comme terminer des chapitres.

Comme je présentais mes fanzines dans des festivals avec les éditions Polystyrène, c’était un bon tempo. Et en plus, quand tu termines un chapitre, tu sais où tu en es, combien il en reste à produire. Ça permet d’avoir des retours de lecteurs et je peux me nourrir de tout ça.

« J’aime vraiment ce passage par le fanzine, avoir les mains dans la fabrication et se poser des questions tout au long de l’album »

Est-ce un système que vous reprendrez ?

Oui, je le referai. J’aime vraiment ce passage par le fanzine, avoir les mains dans la fabrication et se poser des questions tout au long de l’album.

J’en ai parlé, il y a peu, avec Alex Chauvel. Il travaille souvent dans des collectifs et ensemble, ils passent par le fanzine et les explorations. Et parfois, il repère des choses qui fonctionnent et les réutilise dans des albums plus longs.

Le fanzinat, c’est une vraie plateforme de recherches, d’explorations, d’essais. C’est un vrai espace de liberté et de spontanéité.

Connexions tome 2 de Pierre Jeanneau (éditions Tanibis)

« Incontestablement, c’était un excellent coloriste. »

Pourquoi avoir eu envie de confier les couleurs de Connexions à Philippe Ory ?

Je ne suis pas coloriste à la base. Au moment de faire le dossier de présentation aux éditeurs, j’ai demandé à Philippe de faire quelques planches parce qu’il avait suivi le projet de près.

Pour le tome 1, je me sentais coupable parce que c’est de l’alternatif, ce n’était pas très bien payé et j’avais l’impression de lui voler son temps. C’est pour cela, que l’on s’est partagé la tâche. Il l’a fait avec du cœur et beaucoup d’amour.

Philippe avait un œil acéré pour comprendre le dessin et les enjeux des couleurs. C’était un plaisir de l’emmener dans ce projet. Et la proximité familiale apportait une vraie facilité de travailler avec lui et d’avoir des retours. Finalement, je n’ai pas eu beaucoup de retours à lui indiquer parce qu’il comprenait tout de suite. Il proposait même des ambiances que je n’avais même pas envisagées. Incontestablement, c’était un excellent coloriste.

« Nous avions une envie commune de travailler sous contrainte et de travailler des objets bizarres. »

Pierre Jeanneau, en dehors de vos albums, vous avez aussi co-créé les éditions Polystyrène. Pourquoi avoir imaginé cette structure ?

Au départ, il y avait Ludovic Rio, Alex Chauvel, Adrien Thiot-Rader, Rémi Farnos, Florian Huet et moi. Nous étions étudiants en deuxième année à l’EESI d’Angoulême et nous avions envie de travailler ensemble.

Nous avions une envie commune de travailler sous contrainte et de travailler des objets bizarres. Et comme on voulait réaliser des livres bizarres, il n’y avait pas d’espace éditorial pour ça. Nous avons alors demandé des conseils à Guillaume Trouillard, fondateur des éditions La cerise, notamment pour monter l’association.

Aujourd’hui, il reste Alex, Adrien et moi pour gérer Polystyrène.

Collection Façades / Polystyrène

Comme c’est une association, c’est une gestion en plus de vos projets personnels. Est-ce difficile de faire vivre une micro-édition ?

Oui. Nous avons d’ailleurs réduit la voilure en termes de publications. Comme c’est bénévole, en ce moment on n’arrive pas à dégager du temps libre pour Polystyrène.

Surtout que l’on a des projets dans nos cartons à publier. Il y a de quoi bien continuer.

Vous publiez des ouvrages très spécifiques qui doivent forcément utiliser des techniques de fabrication particulières. C’est plus délicat ?

Oui et en plus, on a la volonté de faire imprimer nos livres en France, plus précisément vers La Rochelle. On a d’ailleurs d’excellents rapports avec cet imprimeur. Pour compenser les coûts de fabrication, il y a beaucoup d’interventions que nous faisons nous même. Par exemple, les pliages et les collages, c’est nous qui les faisons.

Collection Façades éditions Polystyrène : La cabane au fond du trou de Fräneck

Y aura-t-il de nouveaux opus dans votre collection Façades ?

Oui. Il y en a 24 actuellement et le but est d’en publier 30. Il reste donc 2 fois 3 Façades avant d’arrêter.

Merci Pierre Jeanneau.

Entretien réalisé le jeudi 3 septembre 2024
Article posté le vendredi 10 janvier 2025 par Damien Canteau

Connexions tome 2 de Pierre Jeanneau (éditions Tanibis)
  • Connexions, tome 2 : Château de sable
  • Auteur : Pierre Jeanneau
  • Couleurs : Philippe Ory
  • Éditeur : Tanibis
  • Prix : 23 €
  • Parution : 6 septembre 2024
  • ISBN : 9782848410807

Résumé de l’éditeur : Faux accords, premier tome de Connexions paru en 2020, croisait les histoires de plusieurs personnages situés à un tournant de leur existence. Une opportunité professionnelle, une rupture douloureuse ou bien un accident les mettait souvent face à des choix de vie épineux. Pierre Jeanneau nous embarquait dans un récit choral servi par un dessin nerveux et un dispositif formel original, alliant décors fixes en représentation isométrique et procédés inspirés du théâtre et des jeux vidéos. Châteaux de sable développe de nouvelles trouvailles graphiques et ajoute de nouveaux fils à la toile narrative. Des personnages apparaissant au second plan du premier tome deviennent les protagonistes de celui-ci, et inversement. À l’instar de Julian et sa soeur Audrey, dont la famille a été percutée de plein fouet par les événements des précédents chapitres, ou de Déborah et Samuel, dont la vie est chamboulée par l’arrivée de leur premier bébé. Tout ce petit monde gravite autour du Rossignol, un squat associatif à l’existence menacée. Certains rêvent de fonder un foyer, d’autres luttent pour mettre à l’abri une famille d’exilés… Tous, à leur manière, doivent composer avec un environnement urbain qui leur résiste. Intense, émouvant et finalement apaisé, ce deuxième et dernier tome approfondit le portrait d’une génération qui tente de se bâtir un avenir.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.

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