Entretien avec Teresa Valero, autrice de Contrapaso

Apres une carrière dans l’animation et quelques albums en tant que scénariste, Teresa Valero publie son premier album en solo (scénario, dessin et couleur). L’occasion de plonger avec elle dans une reconstitution minutieuse de Madrid sous Franco.

Tu as commencé ta carrière dans l’animation, en participant à des courts et des longs métrages dans plusieurs studios espagnols. Qu’est-ce qui t’a amené à la bande dessinée ?

Et oui, j’ai passé presque toute ma vie professionnelle en travaillant dans l’animation. Au fait, j’ai vraiment adoré le faire, j’ai pris beaucoup de plaisir et aussi j’ai appris énormément sur la technique de dessin, et surtout comment raconter des histoires à travers des images.

D’ailleurs, j’ai toujours ressenti le besoin de raconter mes propres histoires, de créer mes propres personnages et construire un univers pour eux. J’ai trouvé dans la bande dessinée, le milieu parfait pour faire ça et principalement pour avoir la possibilité de contrôler complètement le projet, de la première idée jusqu’à la mise-en-couleur ou la composition finale du livre.

Tes séries précédentes en tant que scénariste (Sorcelleries, Curiosity Shop et Gentlemind) t’ont-elles, d’une façon ou d’une autre, aidé à créer Contrapaso ?

Mais oui, bien sûr. La meilleure façon d’apprendre à écrire des scénarios pour la bande dessinée, c’est de commencer à en écrire, et surtout de les finir. Et après cela, il faut réfléchir un peu sur le résultat final de ce qu’on a fait : si on a bien communiqué l’idée qu’on avait en tête, si l’ensemble était clair, si on a réussi à donner des émotions aux lecteurs.

Finalement, grâce à tout ce travail, à ces réflexions, on comprend mieux le métier, on se sent de plus en plus à l’aise en écrivant.

Dans Gentlemind, l’action se situe dans un journal masculin. Dans Contrapaso, les deux enquêteurs sont des rédacteurs d’un journal local. Faut-il en conclure que les journaux sont un excellent moyen de percevoir l’ambiance d’une époque ?

Oui, je suis complètement d’accord, les journaux sont un excellent moyen de percevoir l’ambiance d’une époque et en plus les journalistes (les bons et bonnes journalistes) sont de magnifiques chroniqueurs de tout ce qui se passe à un certain moment.

Il faut se plonger dans les hémérothèques* (je le fais souvent, dans les longues périodes de recherches pour documenter les albums) pour avoir une sensation de voyage dans le temps. Pas seulement la presse écrite, mais aussi les reportages graphiques qui ont laissé pour nous le témoignage du passé d’une valeur incroyable.

Contrepaso commence comme une Série Noire. Meurtre sordide, enquête trop vite expédiée, fausses pistes. Mais ce n’est pas “vraiment” le sujet, non ?

Vraiment non, on dirait que c’est un peu l’excuse pour parler d’autre chose : la situation sociale et politique dans un pays qui vit sous un régime dictatorial. Un pays où la population a perdu ses droits fondamentaux comme le droit de réunion ou la liberté de pensée et de la presse.

Mais j’aimais beaucoup l’idée d’articuler tout le récit sous le ton d’un polar, de trouver un pulsation forte, rapide, haletante. Cela me donnait l’opportunité de raconter les aspects sociaux, politiques et historiques pendant que les lecteurs s’amusent et s’émeuvent, et sont pris par le rythme des évènements.

Dans Contrapaso, tu abordes des questions morales, comme la place des femmes et l’eugénisme. Ce ne sont pas des sujets faciles à aborder, mais cela te tenait à cœur ?

Et oui, c’était pour moi des questions très importantes à aborder dans Contrapaso. Si vous y pensez un moment, vous verrez qu’on a aujourd’hui pas mal de droits qu’on croit garantis. Dans un temps de crise, les gens sont déçus du système démocratique.

On peut voir la montée des mouvements populistes et la polarisation de l’opinion publique… On a déjà vécu tout ça, et on assiste aujourd’hui à des mouvements politiques vraiment inquiétants.

Après la chute de la République espagnole, les femmes n’étaient plus autorisées à avoir un compte bancaire à leur nom, ni à voyager sans la permission de leurs pères ou de leurs maris.

J’ai ressenti la volonté de traduire le plus précisément possible l’ambiance et l’époque de l’Espagne Franquiste.
C’est une démarche quasi historique que tu as menée ?

Il était essentiel pour moi d’être très rigoureuse en racontant certains faits très durs qui apparaissent dans Contrapaso, parce que même aujourd’hui il y a beaucoup de gens en Espagne pour qui cela est encore douloureux. J’avais un peu peur de faire un récit trop thriller trop banal.

Donc j’ai pris du temps et du travail pour rechercher les faits, essayer de connaître l’ambiance de l’époque et de Madrid. Je voulais vraiment comprendre comment était la vie dans ce temps-là, pourquoi les gens vivaient avec toutes ces interdictions et qui étaient possibles dans d’autres capitales européennes.

Cela t’a pris longtemps à rassembler toute la documentation ?

On peut dire que oui, ce fut un gros travail, mais aussi quelque chose d’amusant et d’intéressant. C’est fascinant. Tu es un peu archéologue, un peu détective et aussi un peu conteur, à la fin.

J’ai vu beaucoup de films de ces années-là. J’ai rassemblé des centaines de photos, j’ai lu pas mal de livres. J’ai écouté de la musique… mais surtout j’ai essayé de parler avec des gens qui ont vécu dans les années 1950 en Espagne, qui ont bien connu la dictature. C’était vraiment génial.

Le plus inquiétant dans ton album, c’est qu’on apprend dans les appendices que les personnages les plus sombres sont très fortement inspirés de personnages réels…

Vraiment inquiétant, tu as raison. Le docteur Vallejo-Nágera, qui a inspiré le personnage du Dr. Vallejo a vraiment essayé de démontrer que les personnes avec une idéologie de gauche étaient des êtres humains inférieurs, des débiles mentaux.

Les expériences pour guérir l’homosexualité sont bien réelles, malheureusement. Et le commissaire qui va torturer Lèon dans le sous-sol de la Brigade politique-social est inspiré du commissaire Conesa, qui a torturé beaucoup des gens à la Puerta del Sol, à Madrid. Inquiétant et terrible.

On sent une filiation directe avec le dessin de Juan Guarnido. Le mouvement et la dynamique de tes compositions, la couleur, et même les bande-son d’époque… Une bonne fée prénommée Juan s’est-il penché sur le berceau de Contrapaso ?

Ce n’est pas un secret que Juanjo Guarnido est mon compère, qu’on est tous les trois, avec Juan Díaz de très grands amis depuis qu’on a commencé tous ensemble nos carrières dans l’animation dans les studios Lápiz Azul à Madrid en 1991. Je connais très bien Juanjo. On se parle souvent. Je l’aime énormément et je sais très bien qu’il a un boulot fou, qu’il n’a pas une minute libre. Je n’aurais pas voulu qu’il consacre du temps à se pencher sur mes planches…

J’admire absolument le travail de Juanjo et ses livres sont toujours sur ma table de travail. J’ai l’habitude d’étudier régulièrement tout ce qu’il fait. Je fais aussi de même avec les travaux de Jean-Pierre Gibrat, Ana Miralles, Marini, Montse Martin, Munuera, Alex Alice, Ricard Efa… Je me suis plongé beaucoup de fois dans les pages de ces auteurs pour apprendre comment ils résolvent des problèmes narratifs, graphiques ou de couleurs.

Mais il y a un dessinateur que j’admire énormément aussi et auquel j’ai souvent demandé son avis sur mes planches : Miguelanxo Prado. Il m’a beaucoup aidé, tout le temps, pas seulement sur des problèmes techniques, mais aussi pour trouver un processus de travail plus pratique, plus logique.

En préparant cette interview, tu m’as dit que tout l’album avait été réalisé en numérique. C’est d’autant plus étonnant, que j’ai l’impression de voir la couleur directe avec toutes ses subtilités. Mais comment fais-tu ?

Bon, ça n’a pas été facile… Je travaille sur Clip Studio, un logiciel magnifique pour créer de la bande dessinée. Tu peux travailler du découpage jusqu’à la page colorisée. J’ai utilisé quelques pinceaux aquarelle qui s’appellent DAUB, qui ont une touche très naturelle. J’ai du les modifier pour travailler avec eux comme je le ferais sur du papier. J’ai toujours utilisé des pinceaux texturés qui fonctionnent un peu comme les pinceaux réels. Et j’utilise toujours la transparence afin d’obtenir de belles nuances de couleurs, des effets de lumière dramatiques et une grande force narrative…

« Je suis vraiment très fière du résultat final. Je crois que la couleur aide beaucoup à comprendre et suivre l’histoire dans Contrapaso ».

Pour finir, dis-moi si nous pouvons espérer retrouver le trio de choc final dans de nouvelles aventures ? Si oui, quels seront les challenges à relever ?

Oui, le tome 2 de Contrapaso est déjà signé et je travaille maintenant sur l’écriture du scénario.

*hémérothèque : lieu où l’on conserve et archive les journaux, magazines et autres périodiques de la presse écrite à des fins de consultation dans les bibliothèques publiques.

Entretien réalisé le jeudi 21 avril 2021
Article posté le samedi 24 avril 2021 par jacques

À propos de l'auteur de cet article

jacques

Designer Digital, je lis et collectionne les BD depuis belle lurette. Ex Rédacteur en chef d’Un Amour de BD, j’aime partager ma passion pour ce média, et faire découvrir les pépites que je croise. Passionné par la narration sous toutes ses formes, je suis persuadé qu’une bonne BD a autant de qualités qu’un autre produit culturel (film, livre, disque…) et me fais fort de vous l’expliquer.

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