Homme grenouille et crabe qui fume : rencontre avec Pierrick Starsky et Nicolas Gaignard

Il fait froid en cette fin du mois de janvier et n’en déplaise aux climatosceptiques, on peut même dire qu’on se « pèle sacrément les miches ! » Cette expression pourrait tout à fait provenir de la bouche même de Chevrotine, l’héroïne de la bande dessinée éponyme sortie en février dernier aux éditions Fluide Glacial. La naissance de cette femme d’un genre nouveau, qui aime autant pêcher l’homme grenouille que faire fumer des crabes, on la doit à Pierrick Starsky et Nicolas Gaignard.

On connait le premier pour avoir été le fondateur et rédacteur en chef de feu AAARG !, revue haute en couleurs troubles qui lâchait un pavé dans la mare d’une BD française ronflante, morte en 2017 et le second pour un album en collaboration avec Cyril Pedrosa, récit d’anticipation politique d’apparence tout sauf rigolote. Comment deux énergies aussi différentes ont-elles réussi à converger afin de nous faire « voyager à la contrée du rêve » ? C’est une des questions qu’on leur a posé parmi quelques autres. Le festival d’Angoulême et son froid à fendre les pierres pour le cadre, la salle d’accueil presse et ses cafés chaud pour le décorum. Rencontre avec les artisans de ce monde ou entre forêt enchanteresse, tripotée de bambins, facteur en bécane volante, Moebius et F’MURR, l’onirisme se peint en rouge et noir.

Rat Devil : Elle nait comment cette collaboration ?

Pierrick Starsky : J’ai découvert le travail de Nicolas par le biais de Ben Lamare, un ami dessinateur que nous avons en commun. Je suis tombé en pâmoison face à la beauté de ses illustrations. Je lui ai écrit et proposé qu’on fasse une bande dessinée ensemble, sans aucun scénario sous la main. J’ai juste tâté le terrain pour voir si déjà, dans un premier temps, ça pouvait l’intéresser. Sa réponse a été polie mais ferme: c’était non. Pour le citer, il m’a dit: « Pour le moment je ne veux plus faire de BD, on verra plus tard, si j’ai un coup de cœur, un jour. »

Nicolas Gaignard : J’ai fait un premier album chez Delcourt avec Cyril Pedrosa, Sérum, paru en 2017. La collaboration était super mais c’était un gros pavé de 150 pages et j’étais un peu fatigué en sortant de ce projet.

PS : Et puis Nicolas est un stakhanoviste, alors au bout de 80 pages comme il n’était pas satisfait, il a tout recommencé à zéro, ah ah.

NG : J’avais refait une partie en effet, c’est mon coté obsessionnel, ah ah. Je sentais qu’il me fallait un petit temps avant de me remettre à la BD donc je suis passé sur le registre de l’illustration. Je vivais ça comme une sorte de liberté qui me permettait de réinvestir des thématiques liées à l’écologie, la nature, la forêt. J’essayais d’être plus en résonance avec mes propres préoccupations et je crois que ce sont ces illustrations sur lesquelles Pierrick est tombé.


« Je trouve que c’est une bonne façon de débuter une collaboration parce que tu pars d’un désir qui est déjà construit chez le dessinateur. »

Et l’histoire ?

PS : J’ai entendu ce qu’il me disait, l’idée d’un scénario coup de cœur, alors je me suis dit que j’allais lui écrire une histoire. Je lui ai envoyé un premier segment, qui correspond à peu près à l’introduction de Chevrotine, en m’adaptant non pas au fond de ces illustrations et les thématiques qu’il vient d’évoquer, mais à la forme. Il y avait beaucoup d’étrangetés, des personnages avec une sorte de charisme mystérieux donc j’ai spontanément rebondis sur les illustrations de Nicolas pour entamer le récit.

NG : Je trouve que c’est une bonne façon de débuter une collaboration parce que tu pars d’un désir qui est déjà construit chez le dessinateur.

PS : Il ne pouvait plus refuser. Puis, je l’ai arnaqué avec un savoir-faire diabolique puisque d’une histoire on est passé à un album, ah ah. Quand je l’ai proposé à Fluide Glacial, non seulement ils l’ont accepté mais en plus ils nous ont dit vouloir le développer sur du plus long terme.

Depuis quelques temps, Fluide cherche à changer sa ligne éditoriale en faisant notamment plus de one-shot ou de récits longs. Ce qui est intéressant pour nous c’est que l’univers a été développé petit à petit. Même si assez vite je tenais à suivre un fil rouge qui nous permettrait de raconter un récit complet, les sous-intrigues s’écrivaient au fur et à mesure et souvent sur des idées de personnages. Parfois on s’appelait, Nicolas me disait qu’il aimerait bien dessiner ci ou ça et je voyais si ça m’inspirait ou pas. Pareil de mon coté. Chez Chevrotine, on est dans un monde ou tout est possible, dans un univers qui emprunte autant à la Fantasy, au Western, à la Science-Fiction, il n’y avait aucun interdit. Au niveau narratif, il y a la fois une liberté absolue et en même temps il faut que ça se tienne dans une sorte de logique globale.

NG : C’est un monde à part qui a sa propre morale, clairement pas la même que la nôtre, je pense notamment à l’épilogue qui remet, sans le déflorer, beaucoup de choses en question. Quand l’éditeur parle « d’un monde à la contrée du rêve », c’est parce qu’on peut y trouver un cosmonaute en panne qui essaye de réparer sa fusée comme le ferait un quidam qui changerait la roue de sa bagnole sur le bord de la route. Il y a un tueur à gages qui lit dans l’esprit des gens, des résurrections… C’est un univers qui peut paraître foutraque mais qui est tissé de façon cohérente. Avec Pierrick, on a tout de suite été raccord avec ce côté surréaliste parce que c’est quelque chose qu’on ne retrouvait pas ailleurs. 

Chez Fluide Glacial, il n’y a jamais eu aucune limite imposée ?

PS : Si. Il y a eu une première fin qui a été écrite, qui avait même été complètement découpée voire crayonnée mais qui n’a pas été validée.

NG : Ils ont émis des réserves et on a senti que ça allait être compliqué de les convaincre.

PS : Un peu dur à avaler sur le coup parce que pour moi cette première était la bonne. J’étais partagé : Est-ce que c’est intéressant de les écouter ? Est-ce que je réfléchis et je remets tout en question ? Un mois après, j’avais écrit une autre fin, l’actuelle, dont nous sommes tous les deux très content. L’éditeur nous a permis d’augmenter la pagination pour que nous puissions retomber sur nos pieds, permettre à l’histoire de s’étoffer pour que cette fin paraisse plus juste et justement mieux intégrée. 

« La référence que j’ai par rapport à ça, c’est le Garage Hermétique de Moebius. »

Le fait d’avoir été pré-publié dans Fluide a-t-il changé quelque chose à la construction du récit ?

NG : En partie oui. Je pense que c’est une façon de construire le récit que je trouve très vivante. Ça nous a permis de nous poser de nouvelles questions sur l’histoire en cours de construction, d’amener une certaine fraicheur, de ne pas nous enterrer. La référence que j’ai par rapport à ça, c’est le Garage Hermétique de Moebius. Il y a une sorte de collage de l’histoire et même si elle évolue beaucoup dans la rêverie ou le surréalisme, il y a une sorte de cohérence qui s’impose et j’ai retrouvé cette teinte dans notre histoire. C’est une référence importante pour moi.

PS : Moi je le voyais, toutes proportions gardées, comme un grand écart entre F’MURR et Miyazaki mais assez vite c’est notre propre univers qui s’est imposé. D’entrée on a été assez clair auprès de Fluide, on leur a dit que certains passages fonctionneraient bien en pré-publication mais pas d’autres parce qu’on savait qu’on voulait en faire un récit long. On ne voulait pas se mettre cette contrainte de tout pré-publier, c’est avantageux pour nous, ne serait-ce que financièrement, mais on voulait surtout privilégier l’histoire et la raconter comme on l’entendait. Ce qui fait qu’il y a des gens qui l’ont lu, qui avaient lu des extraits dans Fluide et qui redécouvre maintenant quelque chose de plus dense avec une vraie finalité narrative.

Chevrotine dégage quelque chose de très enfantin, que ce soit dans les thèmes comme son apparence et pourtant la mort y rôde quasi en permanence. Est-ce que c’est une idée qui s’est imposée dès le départ ?

PS : Assez vite oui puisque dès l’entame du récit, ce passage avec Chevrotine qui pêche un homme grenouille dont nous tairons le destin, nous avons amené cette idée de montrer des personnages qui sont très tendres avec une sorte d’ingénuité, une belle douceur et beaucoup d’amour mais qui évoluent dans un monde ou on peut être cannibale ou meurtrier sans que ça ne pose des états d’âmes. 

NG : Il y a un rapport à la mort assez spécial, comme presque détendu, ah ah.

Pierrick Starsky : Il y a vraiment le grand écart entre une certaine forme de cruauté qui fait partie de la vie et en même temps une certaine tendresse. L’éditeur nous a demandé de changer la couverture par peur que le côté presque mignon des personnages ne viennent tromper le lecteur, ne fasse penser à certains parents qu’il s’agit d’un livre jeunesse ou par peur de se retrouver au tribunal ou pire, de devoir payer des années de psy, ah ah ! Ça dépend des enfants maintenant. Par exemple, mon fils de 13 ans l’a lu et il m’a traité de cinglé et pourtant il a l’habitude de lire des choses plus sombre. Je lui ai dit : « Ah bon, tu découvres seulement maintenant que ton père est cinglé ? » ah ah. 

NG : L’album touche à des choses qui peuvent chambouler. Ce n’est pas trash, pas gore, il n’y a pas de violence directe ou gratuite, il est plus question de toucher à des thématiques psychologiques, philosophiques ou métaphysiques comme la mort ou la maladie.

PS : Par exemple, il y a ce personnage de shérif qui se trimbale avec un crabe qui lui sort de la poitrine. Il n’a pas voulu que le médecin lui enlève parce qu’il s’est habitué à lui et qu’il lui fait la causette. Le shérif étant alcoolique, il ne se rend pas nécessairement compte à quel point le crabe part dans des logorrhées pénibles, il le fait même fumer directement et le crabe s’en régale en claquant des pinces. Il y a d’autres sujets comme celui-ci qui nous tenait à cœur et que nous avons essayé d’évoquer de manière singulière. 

 « Pour tout dire, Chevrotine, c’est le personnage principal de l’histoire mais son rôle c’est presque de faire la liaison entre tous ces personnages secondaires. »

Vous me parlez de Chevrotine ?

PS: Je l’ai d’abord rencontré dans une illustration de Nicolas qui m’a inspiré. Quand je l’ai vu, je me suis dit que le personnage de l’histoire ça allait être elle. Je ne me suis pas dit que lui allait nécessairement la mettre en scène de cette manière et de toute façon il s’en éloigné en construisant le personnage. Je l’ai ensuite mieux connu en l’écrivant bien sûr mais dès la première histoire, elle était là, on l’a eu tout de suite. Pour tout dire, Chevrotine, c’est le personnage principal de l’histoire mais son rôle c’est presque de faire la liaison entre tous ces personnages secondaires qui eux, comme on l’a déjà évoqué, se sont déployés petit à petit.NG : On a laissé beaucoup de choses en suspend. Elle est un peu magicienne, un peu sorcière, très mystérieuse. Je trouve ça mieux de ne pas trancher sur la nature de cette femme, on peut l’imaginer avec plein d’attributs différents, pourquoi pas de type vampire aussi.

PS : Si on avait tout de suite fait de ce personnage une sorcière, elle aurait été définie par ça. Elle évolue dans un récit qui est à la jonction de plusieurs genres et à mon sens, il était préférable qu’elle se définisse par ses actes, par ce qu’elle est, sa nature avant sa fonction. Sa nature c’est ce qu’elle est intrinsèquement, sa personnalité. Après, plein d’éléments laisse penser que mais à aucun moment on a voulu se prononcer.

Il y a pas loin d’une vingtaine de personnages dans le récit. Pierrick, c’est la première fois que tu écris une histoire avec autant de personnages ?

Pierrick Starsky : Non, dans Macadam Byzance il y en avait de nombreux. On en suivait un, voir deux et leurs potes. C’était écrit avec beaucoup de voix off et à la première personne. Je me rends compte que beaucoup de choses que j’écris, qu’il s’agisse de récits littéraires ou des scripts sur lesquels je bosse, sont souvent des récits choraux. Je sais difficilement faire autrement. Il y a des personnages phares qui tirent le récit et des personnages secondaires qui peuvent devenir des personnages principaux. C’est quelque chose que j’adore quand je vais regarder un film ou une série, je pense à David Simon notamment, sans évidemment m’y comparer une seconde.

Que ce soit avec Treme ou The Deuce, il y a ce basculement dans les plans de la dramaturgie, d’un coup un personnage du fond passe au premier plan, ce qui crée un univers global et crédible, tout le temps en mouvement. Je pense aussi à la littérature Américaine, je lis beaucoup de livres de l’éditeur Gallmeister notamment. Souvent les univers sont déployés par le biais de plusieurs personnages différents, chacun plus ou moins des archétypes et c’est quelque chose qui fonctionne. 

NS : Je trouve que démultiplier les personnages fait qu’on arrive à convaincre le lecteur que ce monde existe. Ça lui donne une sorte de corps, de réalité décalée à travers une série de portraits. C’est aussi ça que j’apprécie dans le fait d’arriver à rendre crédible un univers. Au niveau du dessin, ça demande aussi une certaine gymnastique d’arriver à caractériser chaque personnage pour bien les identifier, rester cohérent pour garder une certaine lisibilité.

PS : En tant que scénariste j’ai dû accepter un certain lâcher prise. On est obligé de l’accepter quoi qu’il arrive. On imagine un personnage et finalement sa retranscription n’est bien souvent pas la même. Il y a dix ans, j’aurais dit: « Non, je l’imaginais plus comme ça ou plus comme ça ». Sur certains projets, il m’arrive de tirer un peu quand il y a une importance mais là, il y a certains personnages qui sortent du champ visuel de mon imaginaire et au final Nicolas en a fait ce qu’il voulait et je trouve que ça fonctionne très bien. Quand je vais les voir dessiner, certains vont m’inspirer autre chose, des dialogues vont changer. Ils prennent corps, ils te parlent, ils vont dans une certaine direction, ils s’imposent. C’est bien.

« Chez Chevrotine, les pointes de couleurs fonctionnent plutôt comme une ponctuation, elle rajoute à l’effet onirique voulu par l’univers.

Pourquoi ce choix de la bichromie ?

NG : C’est une proposition que j’ai fait auprès de notre éditeur et il y a eu un enthousiasme de la part de Jean-Christophe Delpierre notamment. Personnellement, je trouve que les mises en couleur tuent souvent le trait des dessinateurs et c’est une problématique que chaque dessinateur rencontre. Ces mises en couleur peuvent être parfois décevantes parce qu’une partie du travail s’en trouve écrasée.

Chez Chevrotine, les pointes de couleurs fonctionnent plutôt comme une ponctuation, elle rajoute à l’effet onirique voulu par l’univers. Ça participe à ce coté décalé. Elles permettent en plus de mieux hiérarchiser la lecture, donner de l’importance à certains éléments. On a limité la gamme pour qu’il y ait une cohérence sur l’ensemble du récit. Je suis pour une certaine économie de moyens parce que je trouve que l’impact visuel s’en trouve décuplé. 

La couverture est en couleurs pleines par contre.

NG : Bien sur, une couverture ça demande à être plus généreux en terme d’impact, c’est une manière de faire vivre l’univers autrement. 

PS : Puis ça sollicite l’imagination du lecteur. On voit des couleurs de cheveux que l’on ne voit pas à l’intérieur, ça donne une autre lisibilité à l’ensemble.

C’est un one shoot mais j’ai cru comprendre que vous aviez des envies de spin-off ?

NG : Ce qui est drôle avec ce livre c’est qu’on doit croiser pas loin de vingt personnages et à chaque fois qu’on les rencontre, il y a assez d’éléments pour faire un spin-off sur chacun, ah ah.

Pierrick Starsky :Des idées il y en a tout le temps, tous les jours. Certaines aboutissent d’autres non. Pour moi, l’histoire de Chevrotine est bouclée, il me semble difficile de développer autre chose avec exactement les mêmes protagonistes. Les personnages des tueurs télépathes sont arrivés sur la fin, des personnages qu’on s’est d’ailleurs régalé à faire vivre.

J’ai aussi aimé faire vivre ce coté western, très à l’ancienne, très dur donc si je devais faire un spin-off de Chevrotine, ce serait l’histoire d’un petit bonhomme qu’on croise dans le récit, un enfant, le seul survivant d’une tuerie qu’on ne voit que deux ou trois cases et dont la famille est victime de ces tueurs. On connait son histoire mais j’aimerais bien savoir ce qu’il va devenir, surtout qu’à la dernière case on le voit avec une flamme dans les yeux. C’est un personnage accessoire puisqu’il nous sert à introduire ces tueurs mais on sent qu’il a un destin ce gosse, que sa vie suit une ligne à cause de cet événement là et on le voit dans son regard. Depuis que le livre est sorti, c’est le personnage qui me travaille le plus. En allant me coucher récemment, j’ai longuement réfléchi en papotant avec moi même et j’ai eu une idée de départ qui pourrait me plaire. A voir si on en fera quelque chose. 

Pour finir, s’il devait y avoir une BO de Chevrotine, ce serait quoi ?

PS  : Pour moi ce serait les travaux de Nick Cave et Warren Ellis, notamment pour ce qu’ils ont fait sur « The Assasination of Jesse James ».

NG : Ennio Morricone, par exemple, pour l’usage de ces ritournelles, des boucles ou des éléments qui restent dans la tête. 

PS : Je pense à Alexandre Desplat aussi, son travail sur les films de Wes Anderson. Il y a un rapport à la mort, à la mélancolie, de ces thématiques un peu graves mais toujours cachées derrière le rire ou l’hyperactivité des personnages. Ce sont des compositions qui empruntent a Morricone notamment et qui rythme l’action en y apportant beaucoup d’émotions.

Entretien réalisé le samedi 28 janvier à Angoulême

 

Article posté le mercredi 08 mars 2023 par Rat Devil

À propos de l'auteur de cet article

Rat Devil

En savoir