Mercredi 25 septembre, Craig Thompson, auteur des romans graphiques Blankets ou Habibi, était invité par la librairie Critic pour une rencontre publique autour de son œuvre, à l’occasion de la sortie du livre Ginseng Roots, aux éditions Casterman.
Yaneck Chareyre a eu l’occasion de réaliser l’interview Craig Thompson avant sa prestation pour découvrir que l’auteur culte, de ce côté de l’Atlantique, ne l’est pas autant dans son propre pays.
Interview Craig Thompson : l’autobiographie n’est pas un narcissisme, c’est un miroir pour les lecteurs
Première question qui s’impose vu votre livre : comment allez-vous ?
Aujourd’hui, je vais bien. Cela fait presque un mois que je suis sur ma tournée française. Il y a eu les problèmes de santé, mais il y a eu aussi les critiques sur ma carrière que j’ai reçues ces dernières années aux États-Unis, ce qui a affecté mon travail. Je commence à me remettre, mais qui sait si l’on récupère vraiment ?
Qu’est-ce qui vous amène en France, si tôt après la sortie du livre ?
Cela s’est fait comme ça. Le livre sort d’abord en France, avant les États-Unis. C’est lié à l’agenda des éditeurs américains, qui ne publient rien qui ne soit lié à l’élection présidentielle. Cela fait presque trois mois de perdus. Alors mon éditeur a choisi de sortir le livre au printemps.
La bande dessinée française vous inspire-t-elle ? La connaissez-vous ?
Oui, absolument. Je n’ai pas grandi avec, mais les auteurs français m’ont influencé pour me lancer dans Blankets. L’Association avait sorti un énorme pavé de 2000 pages sans aucun mot, au début des années 2000. C’était une anthologie et la première fois que je découvrais une telle diversité d’artistes internationaux. J’ai découvert plus de livres de cet éditeur, et notamment David B., Christophe Blain et Lewis Trondheim, qui sont parmi les artistes qui m’ont le plus influencé pour réaliser Blankets, il y a 20 ans.
Et cette relation continue encore aujourd’hui encore. La France est réellement l’épicentre de la bande dessinée mondiale.
Restez-vous sur la lecture de ces auteurs ou lisez-vous de la bande dessinée franco-belge plus classique ?
Je n’ai pas accès à beaucoup de ces livres, juste ce qui est traduit en anglais, car je ne lis toujours pas le français. Je peux essayer, mais je progresse très lentement dans un livre. Je cherche donc les livres qui sont traduits, et malheureusement, c’est encore un nombre assez réduit. Ce sont souvent ces auteurs que je viens de mentionner, mais c’est toujours assez limité.
Quelle particularité trouvez-vous à la bande dessinée européenne ?
J’ai l’impression que les auteurs français sont plus équilibrés psychologiquement et écrivent sur un plus large éventail de sujets. Je pense que les auteurs américains, peut-être parce que nous avons grandi dans un environnement plus oppressif, avec des persécuteurs, où l’art n’était pas soutenu, ont tous un peu ce complexe de persécution dans leur travail. C’est un peu plus misanthropique dans sa nature.
Alors que dans les bandes dessinées européennes, je pense qu’il y a quelque chose de plus cosmopolite : la vision du monde, les styles de dessin, tout.
Pourquoi n’avez-vous pas rejoint le champ du comic-book mainstream, dont vous étiez si friand enfant ?
Eh bien, les super-héros n’ont duré que quelques années pour moi au collège, disons entre 11 et 14 ans. C’est là que j’aimais les super-héros. Pour moi, c’était l’âge approprié. Quand je suis arrivé au lycée, je ne lisais plus de bandes dessinées, à part Calvin et Hobbes dans les journaux.
Mais à part ça, je n’étais plus intéressé par les comics. Ils représentaient une partie de ma jeunesse que j’avais laissée derrière moi. Puis, après le lycée, j’ai redécouvert les comics à travers les bandes dessinées indépendantes underground dont nous parlions : Julie Doucet, Chester Brown, Love and Rockets des frères Hernandez.
Donc, les super-héros étaient la porte d’entrée parce qu’ils étaient les plus « grand public ». Ils étaient disponibles à la pharmacie. Ma mère allait chercher des médicaments et il y avait un petit présentoir avec des magazines et des bandes dessinées de super-héros.
Ginseng Roots : 5 projets abandonnés en deux ans et un double retour aux sources
Au début du livre vous mentionnez que vous n’avez produit aucune page pendant deux ans avant de commencer à écrire. Comment avez-vous passé ce temps ?
J’ai commencé et abandonné cinq livres différents. Donc, je produisais, j’écrivais, je réalisais des storyboards. Donc je dessinais, mais je ne produisais pas vraiment de pages. Et j’ai abandonné tous ces livres. Il a fallu un certain temps avant que je ne revienne à Ginseng Roots, que je reprenne le projet et que je commence à dessiner.
Quel était le problème ? Était-ce des sujets qui ne vous satisfaisaient pas ? Était-ce votre dessin qui ne correspondait pas ?
Tout simplement, je ne prenais pas plaisir au travail. J’ai eu une longue période où, après avoir publié Habibi en 2011, je ne recevais aucun soutien de l’industrie des comics aux États-Unis. Je pense donc que j’étais découragé, insécurisé, avec un fort syndrome de l’imposteur, ce qui rendait difficile de commencer quelque chose de nouveau. Et cela a persisté tout au long du projet.
Ginseng Roots est un titre qui évolue entre deux genres, autobiographie et reportage. Comment définissez-vous le genre de cette œuvre que vous avez créée ?
Je pense que vous l’avez très bien défini à l’instant, c’est à peu près 50-50, moitié mémoires sur le fait de grandir en travaillant dans cette forme obscure d’agriculture en tant qu’enfant ; et moitié reportage documentaire, non-fictionnel, où j’interviewe des agriculteurs, des producteurs, des consommateurs et où je voyage dans certaines régions d’Asie, en Corée du Sud et dans le nord-est de la Chine pour explorer la production de ginseng et son utilisation.
Donc oui, c’est un peu un carnet de voyage, un peu un récit historique et en grande partie un mémoire personnel et intime.
Qu’est-ce qui est plus important à vos yeux ? Quelle partie de cette création est essentielle ?
Au début, je voulais me concentrer uniquement sur le reportage non-fictionnel, mais j’ai senti que, pour le lecteur, mon histoire personnelle devenait de plus en plus nécessaire. Pour finir, je ne peux pas dire que l’un domine l’autre. Quand je sentais que le livre devenait trop informatif, je me tournais vers le personnel et l’émotionnel.
Et quand je pensais qu’il devenait trop introspectif et centré sur moi-même, je me tournais vers des interviews et d’autres informations.
Vous avez décrit un appel pour assister au festival du ginseng chez vos parents. C’est le début de Ginseng Roots. Comment ce moment s’est-il déroulé ? Aviez-vous déjà le sentiment que cela pourrait mener à un livre ?
Oui. Je travaillais déjà sur le livre depuis environ un an quand ce festival a eu lieu. En fait, j’avais commencé mes recherches en Chine juste après avoir fini Habibi. Un mois après la mise sous presse de Habibi en 2011, j’ai fait mon premier voyage de recherche en Chine. Mais ensuite, comme nous en avons parlé dans la première question, j’ai abandonné le livre pendant cinq ans avant d’y revenir.
Puis, en 2016, j’ai commencé à interviewer mes premiers employeurs. Cela a été le point de départ. Ensuite, c’était parfait. Un an plus tard, ce tout premier festival du ginseng a eu lieu dans ma ville natale. Cela a été le tremplin pour vraiment rencontrer le visage contemporain de l’agriculture, les nouveaux producteurs, les plus grands producteurs.
Interview Craig Thompson : Comment parler d’une culture qui n’est pas la sienne ?
Après Habibi, qui était une lettre d’amour à la culture arabe, vous explorez une partie de la culture chinoise dans Ginseng Roots. Est-il important pour vous de partager aussi ces univers dans vos récits ?
Bonne question.
Je ne suis pas sûr. Vous savez, j’ai grandi dans un environnement vraiment isolé. Non seulement géographiquement, au milieu d’une communauté agricole rurale très éloignée de tout, mais aussi dans un foyer très religieux et fondamentaliste. Nous n’étions pas autorisés à passer du temps avec des personnes qui n’étaient pas membres de notre Église. Donc c’était une atmosphère très isolationniste, presque sectaire.
Je pense que venant d’une enfance aussi protégée et isolée, j’ai ce désir, cette impulsion, d’apprendre sur les cultures du monde entier. Cela dit, aux États-Unis, la principale critique à propos de Habibi était que je n’avais pas le droit d’écrire sur d’autres cultures. Et cette critique a suivi ma carrière depuis. Elle a aussi entaché l’annonce de Ginseng Roots. Les gens étaient contrariés que j’écrive à nouveau sur la culture chinoise de la même manière que j’avais écrit sur la culture arabe et islamique avec Habibi. Et à cause de toutes les critiques que je recevais, avec des centaines de menaces de mort, mon éditeur a abandonné le projet.
Je me suis retrouvé sans éditeur. J’ai arrêté de travailler pendant six mois, je n’ai rien dessiné. À ce moment-là, ma confiance était complètement brisée. Je ne savais même pas si ma vie physique était en danger ou non vu le nombre de menaces que je recevais. Pendant cette période, j’ai fui en France.
Mon mentor, Benoît Peeters, m’a acheté un billet pour Paris deux jours plus tard, et c’est à Paris que j’ai reçu mes premiers encouragements à continuer de faire des bandes dessinées. Pendant cette période, j’ai réalisé inconsciemment que ce livre était une réponse à cette critique. La critique qui disait que je ne pouvais pas écrire sur des cultures qui ne sont pas les miennes. Et Ginseng Roots répond à cette question : que se passe-t-il lorsque votre culture se chevauche avec une autre culture qui n’est pas la vôtre ?
C’est ce que nous vivons tous maintenant dans un monde très mondialisé.
La fiction se trouve toujours dans ce que l’on choisit de ne pas inclure, car il n’y a pas assez de place pour tout y mettre.
Vous donnez beaucoup de voix à votre sœur et à vos parents, leur permettant de critiquer Blankets, votre œuvre autobiographique précédente. À quel point avez-vous réorganisé ces échanges lorsque vous les avez intégrés au livre ? Est-ce que c’était exactement ce qui s’est passé ?
Oui, j’ai édité. Il y a encore beaucoup de choses qui ne sont pas dans le livre, mais ces conversations ont commencé dès le début, car lorsque j’écrivais le livre, j’ai d’abord commencé par mes souvenirs. Ensuite, j’ai contacté mes frères et sœurs. La première grande révélation du livre était que ma sœur avait travaillé dans le ginseng, ce que je n’avais pas dans mes souvenirs, car elle n’avait travaillé qu’un an ou deux.
Et elle détestait tellement ce travail qu’elle est partie pour faire du baby-sitting. Mais parmi tous les membres de ma famille, c’est ma sœur qui a la meilleure mémoire. Elle a été un élément-clé du livre. Et très tôt, nous avons abordé le problème de son absence dans Blankets, car dans Blankets, j’ai modifié beaucoup de détails de ma vie, comme je le fais dans tous mes livres.
La fiction se trouve toujours dans ce que l’on choisit de ne pas inclure, car il n’y a pas assez de place pour tout y mettre.
Une chose de plus à ce sujet : mes parents étaient des participants volontaires au début du projet, mais plus je m’enfonçais dans le livre, plus ils se retiraient ou disaient qu’ils n’avaient plus rien à dire. Ils disaient : « Pourquoi voudrais-tu nous interviewer ? »
Ils ne voulaient pas voir la famille dans le livre. Ils auraient préféré que le livre parle simplement de l’agriculture. Ils ne comprenaient pas pourquoi il y avait un élément personnel dans le livre. Mais je pensais que pour beaucoup de lecteurs, cela pourrait être l’aspect le plus important.
Ginseng Roots : l’œuvre graphique la plus ambitieuse de Craig Thompson
Parlons de vos dessins. Vos mains vous faisaient souffrir. Pourtant, vous avez produit ce qui est peut-être, à mon avis, votre travail le plus détaillé et le plus complexe. N’est-ce pas paradoxal ?
Définitivement, oui. Mais je ne travaillais pas non plus à un rythme rapide. Vous savez, il m’a fallu huit ans pour terminer ce livre. Donc, même si c’est mon travail le plus détaillé, cela a été ma production la plus lente, car je ne pouvais pas travailler autant d’heures ni avec la même frénésie qu’avant. Donc, j’ai compensé en prenant plus de temps pour le produire.
Qu’est-ce qui a guidé votre narration ? Comment avez-vous fait pour que les dessins détaillés ne submergent pas le lecteur ?
Eh bien, aux États-Unis, le livre a été publié sous forme de série. Il y avait 12 comics de 30 pages. J’avais un nombre de pages précis pour chaque chapitre. Chacun devait être auto-contenu sur un nombre contenu de pages. J’ai donc trouvé que je travaillais d’une manière plus traditionnelle, en condensant beaucoup d’informations dans un nombre limité de pages.
Dans le passé, j’avais toujours eu le luxe d’un nombre illimité de pages pour raconter mon histoire. Cette fois, je devais intégrer plus d’informations dans moins de planches. Je ne sais pas si j’ai réussi à maintenir cet équilibre. Il y a des moments où la densité d’informations se relâche et l’histoire devient plus légère.
Saviez-vous combien de numéros seraient nécessaires au début du projet, en termes d’écriture et de dessin ?
Oui, j’ai choisi 12 dès le début. Cela me semblait être le bon nombre pour créer une série et terminer un roman graphique. J’ai fait un plan pour tout cela et je m’y suis tenu de manière assez rigide, mais je n’écrivais chaque chapitre que lorsque je le commençais.
Avez-vous eu des doutes lorsque vous produisiez les premiers chapitres ? Était-il facile de décider ce que vous alliez dire dans chaque chapitre ?
Je pense que c’est là que le plus gros travail s’est fait, dans le montage. Ce livre a également pris deux ans de plus que n’importe lequel de mes autres livres, parce que chaque numéro était comme un mini-livre. À chaque fois, je devais réfléchir à la couverture, au design, au texte promotionnel, et comment intégrer l’histoire dans un nombre limité de pages.
Il y avait des moments où je me disais que je devais supprimer une page entière. Si j’avais travaillé sur un roman graphique, je ne m’en serais pas inquiété. J’aurais simplement mis toutes les pages. Mais avec cette limite, je devais choisir les moments ou les pages les plus cruciaux.
Il y a quelques pages qui n’ont pas été incluses dans la série, mais que j’ai pu ajouter dans le roman graphique, car j’avais plus de liberté. Le roman graphique a en fait 60 pages de plus que la série.
Vous travaillez en noir et rouge, des couleurs profondément liées à la culture graphique chinoise. Quand avez-vous décidé d’adopter ce choix artistique ?
Très tôt avec la série de comic-books. L’éditeur a proposé une deuxième couleur, et je n’y avais pas pensé auparavant. Au début, j’ai essayé des techniques d’aquarelle, mais ensuite, je me suis inspiré de la gravure sur bois chinoise et japonaise, comme Hokusai, où la deuxième couleur est généralement un ton rouge. Et graphiquement, cela m’a parlé.
Donc, je rendais hommage à cela, et cela correspondait aux thèmes chinois de la série. Cela m’a aussi permis de créer des tons gris et roses en surimpression pour faire beaucoup de tons sépia qui ressemblaient à des vieilles photos fanées. C’était juste un nouveau défi.
J’avais déjà écrit un livre en couleurs et plusieurs en noir et blanc, c’était donc une nouvelle chose à essayer.
Ce livre est terminé depuis plusieurs mois maintenant. Comment vous sentez-vous aujourd’hui en tant qu’auteur de comics ? Êtes-vous toujours aussi incertain qu’au début du projet, comme vous me l’aviez dit ?
Si vous m’aviez posé la question il y a deux mois, alors que j’étais encore aux États-Unis, je vous aurais dit que j’étais fini, que c’était mon dernier livre. Je n’avais pas vraiment apprécié mon travail pendant une décennie et je n’avais pas pu survivre financièrement aux États-Unis.
Mais être en Europe, même juste pendant un mois, ça change tout, à 100 %. Je sens que le travail est vraiment respecté ici. Il y a une communauté et une industrie vibrantes pour la bande dessinée. Et en général, il y a un soutien beaucoup plus fort pour les arts. Quitter les États-Unis pendant un certain temps m’a donné un nouvel encouragement sur ma voie artistique, un encouragement que je n’avais plus aux États-Unis.
Merci beaucoup Craig Thompson.
Et merci aux éditions Casterman ainsi qu’à Etienne Vincent de la librairie Critic à Rennes, pour avoir permis cette rencontre.
Entretien réalisé le 25 septembre 2024
- Ginseng Roots
- Auteur : Craig Thompson
- Traducteurs : Laëtitia et Frédéric Vivien
- Éditeur France : Casterman
- Nombre de pages : 448
- Parution : 4 septembre 2024
- Prix : 27€
- ISBN : 9782203284371
Résumé éditeur : 20 ans après Blankets, Craig Thompson nous livre un récit entre documentaire et biographie familiale. Enfants au début des années 1980, Craig, son frère Phil et sa soeur Sarah ont travaillé toutes leurs vacances dans les champs de ginseng du Wisconsin, afin d’aider leurs parents à joindre les deux bouts. De cette activité éprouvante, Craig a conservé l’amour des comics achetés avec l’argent gagné à la sueur de son front et des soucis de santé probablement causés par les pesticides massivement employés dans l’agriculture intensive. C’est en cherchant de nos jours un remède en médecine douce à ses problèmes qu’il en est venu à se pencher sur cette plante quasi miraculeuse, le ginseng. Entre documentaire et biographie familiale, le middle west et la Chine, une enquête qu’on dévore avec passion.