Le monde de la bande dessinée est en deuil. Jean Giraud, alias Moebius, l’un des auteurs ayant le plus révolutionné le neuvième art s’est éteint samedi 10 mars 2012, à 73 ans, des suites de ce qu’il convient d’appeler une longue maladie.
La nouvelle de son décès a suscité un immense émoi dans le milieu artistique du monde entier. Car la notoriété de Jean Giraud dépasse les frontières du neuvième art tant Moebius a servi de modèle à des générations de créateurs. Dans la bande dessinée bien sûr, mais également dans le cinéma, la publicité, le dessin animé, le jeu vidéo, la science-fiction et bien d’autres domaines. Il était une référence incontournable pour beaucoup.
« Moebius a influencé la bande dessinée mondiale et son influence sur le cinéma américain est également monumentale, réagissait Benoît Mouchart, le directeur artistique du festival international de la bande dessinée d’Angoulême. » Deux auteurs sont morts aujourd’hui : Giraud et Moebius. On vient de perdre un des plus grands artistes français, bien au delà de la bande dessinée. C’était un éclaireur, il donnait une lumière sur la vie. On vient de perdre un phare. »
Né le 8 mai 1938 à Nogent-sur-Marne, Jean Giraud s’est très vite révélé comme un immense dessinateur. S’il a fait ses classes auprès de Joseph Gillain (Jijé), ce dernier fut vite admiratif de son élève. Le père de Jerry Spring lui avait d’ailleurs déclaré en 1975 « Jean, tu es le Rimbaud de la bande dessinée ». Une phrase résumant à merveille ce talent extraordinaire consacré dès 1981 Grand Prix de la ville d’Angoulême. Un prix prestigieux parmi tant d’autres, obtenus dans le monde entier que ce soit en Italie (Yellow Kid Award au festival de Lucca), aux Etats-Unis (Eisner Award, Harvey Award, membre du Will Eisner Award Hall of fame), en Allemagne, Espagne, Suède… Jusqu’au titre de chevalier de l’Ordre National du mérite qu’il avait reçu en novembre dernier.
« Il m’a été facile de me sentir proche de Blueberry. Nous avons en commun une aptitude à vivre hors des sentiers battus »
Son œuvre est aussi monumentale que fabuleuse. Il y a bien sûr le Lieutenant Blueberry, apparu dans Pilote le 31 octobre 1963, sur un scénario de Jean-Michel Charlier. Les aventures de ce cow-boy rebelle, buveur et bagarreur sont les premières à amener au western réaliste en bande dessinée une dose d’animalité et de sexualité. Jean Giraud poursuivra d’ailleurs les aventures de son célèbre Lieutenant après la mort de Charlier en faisant vieillir son héros. « Il m’a été facile de me sentir proche de Blueberry. Nous avons en commun une aptitude à vivre hors des sentiers battus », écrivait-il dans son autobiographie parue en 1999.
Et justement, passionné de mysticisme et d’ésotérisme, cet immense créateur a rapidement exploré d’autres voies dans le domaine du fantastique et de la science-fiction sous le pseudonyme de Moebius qu’il emploie pour la première fois en 1963 pour signer des histoires brèves dans Hara-Kiri. L’origine du nom vient du célèbre ruban de Möbius qui le fascinait. « Tout se trouve à la fois dans la continuité et en révolution, expliquait-il. L’anneau de Möbius est une espèce de vaisseau spatial. Les décisions doivent alors se prendre très vite et se référer à des expériences suffisamment profondes pour être signifiantes. Le fondement de l’œuvre de Moebius réside dans l’expression de ce sentiment d’étrangeté. J’ai soigneusement cultivé cette sensation. »
Celle-ci est encore plus perceptible à partir de 1975 avec l’apparition d’Arzach dans les pages de Métal Hurlant, le magazine créé par Les Humanoïdes associés, la maison d’édition qu’il vient de fonder avec Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet et Bernard Farkas. Ensemble, ils donneront une autre dimension à la bande dessinée de science-fiction. Quelques années plus tard, c’est toujours dans les pages de Métal Hurlant qu’apparaitra le fabuleux Garage Hermétique (1976) et surtout L’Incal (1980) sur un scénario de Jodorowsky. Il signe également un épisode du Surfer d’Argent (scénario de Stan Lee) en 1988 et emmène son lecteur dans Les Mondes d’Edena (1988). Un autre univers. Son œuvre est immense aussi bien quantitativement que qualitativement. Impossible à résumer.
« Il a inventé une autre bande dessinée »
« Pour le grand public, il y a deux volets. La face visible, c’est Blueberry qui a marqué beaucoup de lecteurs et créateurs. Le style Gir a permis à d’autres auteurs de trouver leurs gammes dans le réalisme. Je pense à des gens comme Hermann, Juillard, Otomo mais la liste est très longue. Il y a ensuite l’autre face, peu connue du grand public, celle de Moebius. Il n’a jamais arrêté de se chercher. Certains artistes seraient restés dans le style Gir mais lui a toujours exploré de nouvelles manières de représenter le monde et ses émotions. Il a inventé une autre bande dessinée », souligne Benoît Mouchart.
Surtout que Moebius ne se limite pas qu’à la bande dessinée. Il conquiert également le cinéma. Des story-boards de Dune (1975) ou de Tron (1980), en passant par les costumes d’Alien (1977) ou des créatures d’Abyss (1989) ses incursions dans le monde des salles obscures ne laissent jamais indifférent. En France, il travaillera avec René Laloux pour les story-boards du dessin animé Les Maîtres du temps (1982) et imaginera les décors du Cinquième élément de Luc Besson (1997). Au Japon aussi, Moebius était considéré comme une star. « Il est très populaire parmi les dessinateurs de ma génération », affirmait le maître du manga graphique Jiro Taniguchi. En 2004, l’Hôtel de la monnaie à Paris avait d’ailleurs consacré une exposition aux univers croisés de Moebius et du mangaka-réalisateur de films d’animation Hayao Miyazaki. Toujours novateur, l’univers de Moebius avait même fait l’objet d’une attraction du Parc du Futuroscope de Poitiers, La Citadelle du vertige, inspirée de l’univers du Garage hermétique et sur laquelle avait également travaillé Gérard Majax (2008).
Artiste aux multiples facettes, Moebius ne cessait de surprendre son public. L’année dernière, la Fondation Cartier pour l’Art contemporain lui consacrait une splendide exposition Moebius Transe Forme, la première rétrospective majeure de son œuvre.
Très concerné par le festival d’Angoulême, la plus grosse manifestation mondiale consacrée à la bande dessinée, Jean Giraud était toujours présent au rendez-vous charentais et s’y impliquait beaucoup, notamment au sein de la prestigieuse académie des Grands Prix, réunissant tous les auteurs consacrés par leurs pairs. Mais diminué, il n’avait pas pu s’y rendre en janvier dernier. « Malheureusement, nous savions pourquoi et on espérait qu’il soit là pour le quarantième », souligne avec émotion Benoit Mouchart. « J’ai beaucoup de tristesse car comme tous les grands artistes, il avait encore beaucoup de choses à dire et à montrer. »
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À propos de l'auteur de cet article
Nicolas Albert
Nicolas Albert est journaliste à la Nouvelle République - Centre Presse à Poitiers. Auteur de plusieurs livres sur la bande dessinée (Atelier Sanzot, XIII 20 ans sans mémoire…) ou de documentaires video, il assure également différentes missions pour le festival international de la bande dessinée d'Angoulême : commissaire d’expositions (Atelier Sanzot, Capsule Cosmique, Boule et Bill, le Théâtre des merveilles, Les Légendaires…), metteur en scène des concerts de dessins, rédacteur en chef de la WebTV et membre du comité de sélection.
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