Le vendredi 8 septembre 2023, ont été remis les Prix Atomium dans le cadre du Comic Strip Festival. Parmi ces huit prix, se trouve le Prix Raymond Leblanc de la jeune création. C’est Antoine Schiffers pour son projet intitulé Katya qui remporte cette nouvelle édition.
Nous avons eu la chance pour Comixtrip de rencontrer le lauréat de ce prix. Un entretien placé sous le signe de la surprise pour Antoine Schiffers, mais également sous celui de la joie et de l’envie de la partager.
Le Prix Raymond Leblanc, un prix pour promouvoir la jeune création
Le Prix Raymond Leblanc est destiné à promouvoir et soutenir la création par l’attribution d’un prix annuel. Il décerné à de jeunes auteurs de bande dessinée, dessinateurs, dessinatrices et/ou scénaristes.
À ce prix sont associés chaque année trois grands éditeurs : Le Lombard, Casterman et Futuropolis. Chacun d’eux, à tour de rôle, publie l’album dont l’auteur a été désigné comme lauréat. Pour cette édition 2023, ce sera Casterman, par l’intermédiaire de Nathalie Van Campenhoudt, qui accompagnera Antoine Schiffers dans son processus de création.
Le jury de cette édition 2023
Le jury, qui a eu la lourde tâche d’examiner les dossiers qui lui ont été soumis, était composé de :
Nathalie Van Campenhoudt, éditrice chez Casterman
Sébastien Gnaedig, éditeur chez Futuropolis
Gauthier van Meerbeeck, éditeur chez Le Lombard
Catherine Makereel, journaliste BD,
Frédéric Ronsse, de la librairie Flagey à Bruxelles
Daniel Couvreur, journaliste BD
et Virginie Jourdain, Présidente de l’Association Raymond Leblanc.
Le déroulement du vote
Après 170 dossiers reçus lors de l’édition 2022 du Prix Raymond Leblanc, la sélection de cette année devait s’opérer parmi 261 dossiers. Cet accroissement du nombre de participants, venus de pays autre que ceux d’Europe, montre bien l’intérêt qui est porté au Prix, mais également à sa dotation.
En effet, devenir auteur et autrice de bande dessinée n’est pas une chose aisée, surtout quand on est débutant. C’est pour cela que le Prix Raymond Leblanc, qui promeut la jeune création, offre au lauréat une dotation particulièrement intéressante. Le gagnant reçoit une bourse de 10 000 euros, ainsi qu’une avance de 10 000 euros sur tous types de droits, une fois le contrat signé.
Après cinq cessions de sélections (38, 24, 12, 6, puis 3 dossiers sélectionnés), c’est Antoine Schiffers qui a vu son projet intitulé Katya, remporter le Prix Raymond Leblanc pour cette édition 2023. Les différentes étapes de ce processus étaient connues par des publications conjointes sur les comptes Instagram du Prix Raymond Leblanc et de Yoann Debiais de la page @livressedesbulles.
Voici la retranscription de l’interview que nous a accordée Antoine Schiffers le lendemain de l’attribution de son prix :
Antoine Schiffers, quelle a été ta première réaction quand tu as appris que tu avais gagné le Prix Raymond Leblanc 2023 ?
Tout d’abord je n’y ai pas cru, ça m’a semblé trop beau pour être vrai parce que c’était complètement inespéré. J’ai regardé une dizaine de fois les mails que j’ai échangés avec Thierry Tinlot. Ça a été de la joie et beaucoup de soulagement parce que je me posais des questions sur ce que je voulais faire. J’étais dans le doute, même si ce projet me tenait à cœur.
Ce dossier était ton projet de fin d’études ?
Oui c’est ça et il faisait partie de mon master. J’avais déjà participé au Prix Raymond Leblanc l’année dernière, je faisais partie des 32 sélectionnés mais je n’étais pas allé plus loin. Quand j’étais en primaire, j’avais entendu parler de ce prix dans le journal Le Soir.
La dotation est en plus très généreuse. Donc, c’était dans ma tête depuis longtemps.
Est-ce que vos professeurs vous encouragent à participer au Prix Raymond Leblanc de la jeune création ?
Oui, même si pour moi ils ne m’ont pas particulièrement poussé. C’est difficile d’entrer dans le milieu de la bande dessinée et ce concours est une belle porte d’entrée, tout comme celui de Quai des Bulles à Saint-Malo. Deux de mes anciens collègues de ma classe à Saint-Luc Liège l’ont remporté et ont signé chez Le Lombard : Alix Garin (Grand Prix jeune talent 2017) et Jean Cremers (Grand Prix jeune talent 2020).
« J’ai toujours aimé dessiner, c’était un besoin chez moi. Et de lire aussi. »
Peux-tu nous parler de ton parcours et de ton envie de faire de la bande dessinée ?
En fait, c’est venu assez tôt. J’ai toujours aimé dessiner, c’était un besoin chez moi. Et de lire aussi.
Mon père adorait les bandes dessinées et avait une collection géniale, très éclectique avec des romans graphiques, des mangas et de la bande dessinée classique franco-belge. J’étais assez gâté, car c’est une chance d’avoir un environnement propice.
Rapidement, c’est devenu un rêve de pouvoir en vivre. Surtout du dessin parce que ce que j’aime par-dessus tout, c’est dessiner. La bande dessinée est un moyen d’expression absolument fabuleux qui allie également des qualités littéraires.
« Ma famille m’a toujours encouragé et m’a poussé à aller dans cette direction. »
Actuellement où en es-tu dans tes études ?
J’ai presque terminé, il faut que je finisse mon mémoire. J’ai toujours dessiné à partir du secondaire. On me déchirait même mes planches de bande dessinées en cours. Quand je ne savais pas lors d’une interro, je faisais un dessin à la place. J’avais comme ça un demi-point au lieu de zéro.
Ma famille m’a toujours encouragé et m’a poussé à aller dans cette direction.
Donc je me suis inscrit à Saint-Luc Liège pour faire mon bachelier, de manière un peu chaotique. Quand j’ai terminé, j’ai essayé le master à l’Académie des Beaux-Arts à Liège. Mais je n’ai pas trop accroché, c’était une belle expérience avec Jean qui terminait son master là-bas.
Ensuite, Valérie ma marraine m’a donné l’opportunité d’aller étudier à Bruxelles où je suis resté deux ans.
Que t’ont apporté ces études ?
Ce qui a été difficile, c’est la période Covid. Il n’y avait plus du tout de vie communautaire, plus d’ateliers. Et Bruxelles a été un peu difficile pour les contacts, peut-être en raison de sa personnalité.
Mais l’émulation est très grande, c’est important d’être entouré de gens, de partager, de voir ce qu’ils font. Les gens et les rencontres ont été très riches.
Peux-tu nous en dire plus sur Katya, le projet que tu as présenté pour le Prix Raymond Leblanc ?
Au départ, je voulais réaliser un magazine antimilitariste à la manière de Frontline Combat, que mon père possédait et qui m’a beaucoup marqué. C’est très cinématographique, à la blockbuster. Je voulais en faire un pendant, un peu plus humain centré sur l’action. Parler d’expériences qui me sont à la fois éloignées et proches.
Mon père était passionné de guerre, mon grand-père est allé en Corée dans les années 1950, il en est revenu intact. Mon arrière-grand-père était colonel au fort d’Embourg à Liège, qu’il a défendu quand les Allemands sont arrivés. Il y a donc cet aspect-là dans ma famille.
« Ça a fait sens pour moi de parler de la guerre, parce que ça me touche en raison de la peur, l’incompréhension et la crainte qu’elle suscite. »
Ces proches ont donc été une inspiration pour toi ?
Ça a fait sens pour moi de parler de la guerre, parce que ça me touche en raison de la peur, l’incompréhension et la crainte qu’elle suscite. Katya devait être une histoire dans le magazine War Raw que je voulais créer, mais c’est devenu un récit à part entière. Cet album sera finalement un one-shot.
Katya est l’histoire d’une mère tchétchène russophone qui a fui la Tchétchénie lors de la première guerre (1994-1996). Elle s’est installée en Allemagne où elle a construit une nouvelle vie, avec un travail et un nouvel amour. Donc elle a laissé sa fille là-bas et espère la récupérer.
Mais une deuxième guerre (1999-2009) éclate. Elle n’a plus aucune nouvelle de sa fille et de sa famille. Elle retourne en Tchétchénie et découvre alors l’ampleur des dégâts.
« Ce qui est aberrant avec la guerre, c’est qu’elle n’a aucune valeur constructrice, c’est uniquement destructeur, même ce qu’on peut reconstruire sur ses ruines. »
Pourquoi avoir eu envie de parler de la guerre ?
Ce qui est aberrant avec la guerre, c’est qu’elle n’a aucune valeur constructrice, c’est uniquement destructeur, même ce qu’on peut reconstruire sur ses ruines.
Il y a des gens, des sentiments et des vies qui disparaissent. La conclusion sera donc assez amère, sans bien-sûr en dévoiler plus, et cela malgré l’aide que cette femme va recevoir d’un homme qui aide les familles à retrouver les disparus et surtout leurs dépouilles.
La guerre évoque bien-sûr la brutalité et c’est aussi un pendant de nos sociétés. C’est une image sans fard de nous et de nos sociétés. Elles ont été bâties sur des principes guerriers comme la hiérarchie sociale et l’exportation de la violence pour des questions matérielles et de ressources.
Pourquoi ce choix plus particulièrement de la Tchétchénie ?
Quand j’ai eu le Covid il y a deux ans, je ne me sentais pas bien et je préférais regarder des trucs horribles. Je suis tombé sur une séquence sur Youtube, horrible mais très intéressante. C’est l’histoire d’un jeune garçon qui découvre que sa sœur est enterrée dans une fosse commune. Mais jusqu’au bout, il est persuadé que ce n’est pas elle. Je ne pouvais pas garder cela pour moi.
« Je voudrais que cette bande dessinée soit accessible à un public assez large. »
T’es-tu appuyé sur de la documentation pour écrire ton scénario ?
Pas tellement, le contexte est historique et réel, mais je voulais créer une bande dessinée que j’aurais voulu lire quand j’étais jeune.
Je voudrais que cette bande dessinée soit accessible à un public assez large. Qu’elle ne soit pas indigeste et qu’on puisse rentrer dans l’histoire sans faire de politique. Que ça parle plus de la tristesse et du désespoir qu’engendre le combat.
Est-ce que ton récit aurait pu se dérouler dans un autre pays ?
Ce n’est pas pour rien que j’ai choisi la Tchétchénie. Je trouve sidérant les parallèles que l’on peut dresser avec ce qu’il se passe en Ukraine, bien que je n’ai pas de recul pour en parler. La façon dont les forces armées russes ont agi là-bas montre une certaine continuité. Comme le manque de réaction en Europe.
Les seules personnes qui ont vraiment bougé dans ce conflit, ce sont les mères de soldats russes envoyés au front.
Pourquoi as-tu choisi cette couverture avec ce rouge très marquant ?
J’aime bien cette couverture simple. J’en ai plein le dos de ces magnifiques couvertures, qui déçoivent quand on découvre ce qu’il y a à l’intérieur. Je veux que ma couverture donne envie de l’ouvrir, même si on ne l’aime pas. Il fallait qu’elle soit percutante.
Quant aux couleurs de ton récit, comment se fait-il que tu aies choisi ce camaïeu de gris, qui peut parfois être très doux ?
C’est une suggestion de Thierry, mon professeur d’atelier. Au départ, je pensais faire un bouquin uniquement en noir et blanc. Mais il m’a suggéré d’utiliser du gris et d’en faire des nuances. C’était une très bonne piste. Et rester dans des gris me parlait plus avec ce contexte.
La douceur était importante pour cette histoire qui est dure, avec cette horreur en arrière-plan. Je voulais l’habiller, peut-être pour la rendre moins pénible. Mais je suis en train de me demander si je ne dois pas ajouter une autre teinte.
Sais-tu déjà comment tu vas travailler ton dessin ?
Je fais beaucoup de croquis à la main dans un carnet. Mais pour les planches, il n’y a rien à faire, c’est beaucoup plus simple en numérique.
D’ailleurs j’ai toujours mon carnet avec moi. Et j’espère que ce seront des choses que je pourrai valoriser à l’avenir, si tout va bien. Je dessine quasiment tous les jours dans mon carnet, surtout dans les transports en commun. Comme les conversations silencieuses des gens. Je suis très attaché aux gens. Des portraits ou des détails.
Quel matériel utilises-tu pour travailler tes planches ?
J’ai un Mac Book, offert par ma marraine. Et une petite tablette Duo. D’ailleurs je compte pas mal sur la dotation du prix pour me racheter du matériel. Une chaise également parce que je suis en train de m’abîmer le dos. Je suis toujours un peu voûté quand je travaille.
Tu vas donc signer un contrat. Cette année, ce sera avec Casterman, sais-tu déjà avec qui tu vas travailler ?
Nathalie Van Campenhoudt m’a contacté assez rapidement en juillet, quand j’ai appris que j’avais gagné le Prix Raymond Leblanc. On a échangé des mails et je vais la rencontrer ici au Comic Strip Festival de Bruxelles.
« J’ai besoin d’être accompagné, surtout pour un premier album. Il y a beaucoup d’enjeux surtout avec un grand éditeur comme Casterman. J’ai un peu de pression et je veux faire quelque chose de bien. »
Les autres dossiers présentés au concours ne déméritaient pas du tout.
Sais-tu déjà si une date de sortie est prévue pour ton album ?
Je ne sais pas du tout. Je n’ai pas envie de me donner trop de temps, mais je pense à quelque chose comme deux ans. C’est important si je veux continuer à travailler dans la bande dessinée.
« C’est une première brique, mais il me reste toute la maison à construire. »
Merci beaucoup Antoine Schiffers d’avoir partagé avec nous ces premières impressions.