Le Facteur Cratophane

Plus de dix ans après la conclusion de Monsieur Mardi-Gras Descendres, Eric Liberge illustre 140 nouvelles planches alimentant le prologue de cette série considérable. Sacrément osé de sa part de revenir sur un succès dont le contenu apportait sont lot d’interrogations, certes, mais dont la qualité était telle qu’on pouvait estimer cette œuvre comme aboutie. Une anecdote racontée par l’auteur veut que ce prequel soit né par des questions incessantes de passionnés lors de rencontres dédicacées. Nul doute qu’ Eric Liberge avait ses réponses bien ancrées tant ce lieu qu’est le purgatoire semble l’habiter. Immersion dans Le Facteur Cratophane où la crainte de l’histoire de « trop » va très vite se dissiper…

Philibert Etienne et Séverin Léopold : voici les deux squelettes principaux de l’histoire. Les deux seuls dont on aura l’opportunité de les connaître recouverts de chair. Dans leurs derniers instants. Le temps de voir le Seigneur Philibert imposer trois mots à changer dans le décret qui définit le réfrigérium. Ces corrections saisies par Séverin avaient pour but de prolonger la punition pour les mauvaises âmes, jusque dans l’au-delà. Pas de place à la rédemption pour ceux dont le mal les habitait de leur vivant. L’initiateur de ce nouveau texte avait cependant omis un détail. En poignardant mortellement son complice scribe pour le faire taire à jamais, le révérend Etienne obtient une place de choix pour intégrer ce nouveau purgatoire. Puisqu’il il va soudainement mourir à son tour.

SANS CHAIR ET EN OS

Ainsi, c’est au bout d’ une transition graphique violente de décomposition corporelle que l’on retrouve le Seigneur Philibert en train de chercher sa mâchoire afin de peaufiner une allure squelettique décente. On découvre, en même temps que son créateur, ce ciel noir, ces édifices d’une hauteur interminable, ces escaliers en forme de labyrinthe qui formeront l’obscur paysage de ce sinistre décorum. Le traumatisme de la métamorphose passé, Philibert comprend que de sa vie de terrien subsiste un atout : sa conscience. Penser, se souvenir, parler deviennent ainsi des facultés précieuses dans cet entre-deux mondes où il devra assumer le résultat de ce qu’il a façonné.

AD PATRES MAIS CONSCIENTS

Il ne restera pas longtemps seul. Rejoint par son exécutant qu’il a assassiné, d’autres viendront peupler cet environnement mortuaire. Peu à peu se dessinera une communauté fidèle à ce qu’on peut connaître sur Terre. Avec des meneurs qui deviennent des référents, des espèces de « bur-os administratifs » servant à identifier le karma de chacun d’entre eux devant un Conseil. Le goût, l’odorat et le toucher les empêchent d’apprécier mets et breuvages mais certainement pas de manger ou s’enivrer. On assiste véritablement à l’instauration d’une société squelettique avec une hiérarchie et son peuple. Comme pour prouver que même de l’autre côté du Styx, une structure organisée était nécessaire pour bien vivre – ou plutôt errer – ensemble. En y ajoutant de la religion, un peu de révolte et d’anarchie jusqu’à ce fameux de grain de café semblable à un puissant psychotrope, on obtient un beau chaos dans lequel Philibert Etienne va pouvoir se démarquer.

UN FACTEUR ESSENTIEL

Profitant d’une rencontre avec un facteur fraîchement mort, il y voit l’opportunité de s’octroyer une nouvelle autorité. Il enfourche le vélo du défunt, emprunte sa casquette et sa sacoche et devient le facteur cratophane. Un pouvoir surnaturel rempli sa besace d’informations lui permettant, entre autres, de diriger les âmes égarées. Philibert devient un guide incontournable.

UN RÉGAL VISUEL

Le Facteur Cratophane est une œuvre réussie sur plusieurs aspects. Le principal étant le dessin de l’auteur. Chaque case, chaque squelette, chaque décor, sont une gourmandise pour les yeux. Donner autant d’indications expressives à des personnages dépourvus de chair témoignent de la parfaite maîtrise de son dessinateur (la page 17 où Philibert montre tour à tour un crâne interrogatif, colérique et inquiété est bluffante). Sans oublier la manière dont Eric Liberge nous balade avec des placements et des dimensions de cases fréquemment désordonnés qui favorisent une dynamique incessante. Le résultat en devient harmonieux et théâtral.

Si ce tome 0 devient un prologue concluant c’est aussi grâce à son intrigue convaincante. Par conséquent, ceux qui découvriraient le monde fantasmagorique d ‘Eric Liberge, se réjouiront de savoir que le purgatoire n’en n’a pas fini avec eux. Les Éditions Dupuis ayant eu la riche idée de proposer en parallèle la suite qu’est Monsieur Mardi-Gras Descendres en version intégrale. Pour les autres, il est fort à parier que les retrouvailles n’auront pas été manquées et que, cerise sur le gâteau, quelques mystères auront été percés.

Article posté le mardi 29 mars 2016 par Mikey Martin

Comixtrip présente la BD Le Facteur Cratophane (couverture)
  • Le Facteur Cratophane : Prologue à Monsieur Mardi-Gras Descendres
  • Auteur : Eric Liberge
  • Dessinateur : Eric Liberge
  • Editeur : Dupuis
  • Prix : 25,00 €
  • Parution : mars 2016

Résumé de l’éditeur : À sa parution, « Monsieur Mardi-Gras Descendres » fit grand bruit : une histoire complexe, des sujets denses, un trait sombre et noueux ; en quatre tomes, Éric Liberge y racontait avec un immense talent graphique un purgatoire étrange dans lequel tombait par accident un cartographe, Victor Tourterelle. Dans un Moyen-Âge pieux et sévère, Philibert Étienne ordonne à son subalterne de réécrire les termes de la vie après la mort. Sans savoir qu’il va s’y trouver projeté et y contempler de ses propres yeux sa maudite création : une cité entière faite d’ossements, peuplée de squelettes sans chair mais à la conscience claire, repaire de voleurs et de criminels condamnés à errer sans fin sous un ciel plus noir que l’encre. La cratophanie est la représentation symbolique du pouvoir… et les lecteurs de la saga baroque d’Éric Liberge savent combien le personnage du facteur est un homme (un squelette !) de pouvoir. C’est à sa découverte que nous invite ce copieux prologue à Monsieur Mardi-Gras Descendres.

À propos de l'auteur de cet article

Mikey Martin

Mikey, dont les géniteurs ont tout de suite compris qu'il était sensé (!) a toujours été bercé par la bande dessinée. Passionné par le talent de ces scénaristes, dessinateur.ice.s ou coloristes, il n'a qu'une envie, vous parler de leurs créations. Et quand il a la chance de les rencontrer, il vous dit tout !

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