La (presque) véritable histoire des mots « bande dessinée »

Pan sur le bec. Grâce à la perspicacité d’un internaute de Comixtrip, le monde entier sait maintenant que pour la première fois, le terme « bande dessinée » a été employé en 1938 dans un journal socialiste. Et pas dans un quotidien régional onze ans plus tard !

On ne va pas se battre ! Des découvertes en matière d’histoire de la bande dessinée, les spécialistes peuvent probablement en faire souvent. Le 9e art est loin d’avoir dévoilé toutes ses richesses et tous ses mystères. Tant mieux.

Donc rendons au Populaire (de Paris) – ne pas confondre avec le Populaire du Centre (journal de Limoges), même si les deux titres sont tous deux d’obédience socialiste – ce qui lui appartient. Et mille merci à la sagacité des internautes, amateurs (éclairés) de Comixtrip pour avoir ôté le voile de mystère qui recouvrait la date exacte de la création d’une formule qui connaît, si on bien compris, un certain retentissement (la formule, pas la date !).

Mais reconnaissons aussi (mais oui !) que c’est sympa à la Nouvelle République d’avoir lancé le débat… Et rappelons que Gaumer-Moliterni placent ensuite dans cette chronologie de l’utilisation, Miroir Sprint (en 1952) et Lectures pour tous (en 1954). On est bien loin de 1938 !

 

Trois fois les mots « bande dessinée »

Car c’est donc bien dans son édition du 1er juin 1938 que l’organe officiel de la SFIO (Section française de l’Internationale socialiste pour ceux qui ne connaîtrait pas le sens de ces initiales) en page 2 publie sur une colonne, un petit éditorial intitulé « Oscar Chic » (en fait sans capitale à chic !).

Dans ce texte, le rédacteur (est-ce le rédacteur en chef, Oreste Rosenfeld ?) explique que son journal (militant) a besoin de s’adresser aussi aux jeunes et que par conséquent, citant une remarque de lecteur, il écrit : « Pourquoi ne faites-vous pas comme ces journaux, qui, chaque jour, publient une petite bande dessinée ? »

Bingo ! Vous avez dit « bande dessinée ». Et le rédacteur d’insister : « Une bande dessinée intéresse le jeune lecteur et quelque fois, aussi, les lecteurs qui ne sont plus jeunes ». On appréciera, avec le temps, le « aussi ».

 

Une bande venue de Grande-Bretagne

En France, en 1938, c’est la pleine bagarre entre l’invasion américaine (le journal de Mickey lancé quatre ans auparavant par Paul Winkler en est le symbole) et les illustrés hexagonaux pour la jeunesse : Cœurs Vaillants, Robinson, le Journal de Toto ou le journal de Spirou (créé, faut-il le souligner le 21 avril 1938 soit quelques semaines avant la citation du Populaire), entre autres. C’est la bagarre entre les grandes maisons d’éditions : Fleurus, SPE (Société parisienne d’édition des frères Offenstadt), ou Del Duca (les éditions Mondiales), etc.

Le rédacteur du Populaire emploie donc trois fois la formule « bande dessinée ». Mais surtout, et ceci explique probablement cela, il utilise cinq fois le mot tout seul : « bande » : « une bande de cette espèce » ; « la publication d’une bande » ; « une bande narrant au jour le jour » ; « en bandes Oscar Chic » ; et cette ultime recommandation : « Regardez tous les jours la bande Oscar Chic ».

D’où vient cette « bande dessinée», Oscar Chic, que le quotidien dirigé par Léon Blum va publier jusqu’au début de la seconde guerre mondiale. Son journal non seulement ne s’en cache pas, mais encore se fait une fierté de signaler qu’elle est publiée en France avec l’autorisation « exclusive » d’un quotidien : le Daily Herald, organe du parti travailliste de Grande-Bretagne, le Labour Party, parti frère de la SFIO française de l’autre côté de la Manche, dirigé alors par Clement Atlee.

« Nos amis travaillistes » comme l’écrit le Populaire dont le journal s’enrichit des histoires d’Oscar Chic depuis déjà… 7 ans (1931 : c’est-à-dire l’âge d’or de la bande dessinée anglaise si l’on en croit Claude Moliterni…!).

 

L’âge d’or du Daily Herald

Le Daily Herald est à l’apogée de sa belle époque en 1938. Après un mariage avec le puissant groupe Odhams Press (qui va éditer entre autres Mickey Mouse Weekly) , il va tirer près de deux millions d’exemplaires devenant le premier quotidien de Grande-Bretagne. En se spécialisant, grand journal populaire, dans la publication de dessins de presse et de caricatures redoutables dont celles, formidables, de l’Australien Will Dyson (décédé brutalement en janvier 1938), superstar de la période 14-18 jusqu’à ces moments d’avant-guerre.

Crée en 1922, initialement comme l’organe du redoutable groupement syndical TUC (Trade Union Congress) et ancré très fortement à gauche, le Daily Herald avait déjà entamé un virage moins radical s’adressant désormais davantage aux classes moyennes plutôt qu’aux milieux ouvriers. Ce qui ne l’empêchera pas de remettre chaque année une récompense : l’Ordre de l’héroisme industriel, sorte de prix Stakhanov à la britannique qui perdurera jusqu’en… 1964.

Bref, comme désigne-t-on dans la langue de Shakespeare les trois (ou quatre) images quotidiennes qui égayent les bas de page (en général) des quotidiens ? Réponse : des strips. Ou mieux des « comics strips » ! Bravo, c’était super compliqué. Et comment traduit-on dans la langue de Molière ce mot « strip » : « bande ». Bravo, encore gagné ! D’où, à l’évidence, la raison de la fréquence de l’utilisation de ce terme traduit littéralement sous la plume du rédacteur du Populaire.

Mais pas plus qu’on ne connaît vraiment le pourquoi de la publication du couple « bande + dessinée » en page Une de la Nouvelle République du Centre-ouest en novembre 1949, on ne sait (à moins qu’un nouveau fan de Comixtrip ne le révèle) pourquoi le rédacteur – disons obscur – d’un journal militant du PS de l’époque, emploie trois fois de suite ces deux mots accolés en juin… 1938. L’avait-il trouvé en réceptionnant le matériel* envoyé par l’agence littéraire A.L.I. ?

Et cette information n’explique pas non plus (à moins que – voir plus haut…), pourquoi il faudra attendre en gros les années 1960 – soit trente ans plus tard et des milliers de BD entre temps – pour que « bande dessinée » apparaisse au grand jour.

Comme quoi, les mystères du 9e art… !

 

  • Merci au formidable site gallica.bnf.fr qui permet de surfer avec une précision redoutable sur les médias français d’avant-guerre.
  • Et pour ceux qui veulent se documenter sur le dessin de presse outre-Manche, direction le site du British Cartoon archive (cartoons.ac.uk.).

*Après tout, c’est probablement en trouvant la formule dans un contrat d’Opera Mundi que la Nouvelle République l’a employée. Elle figurait aussi déjà – peut-être – dans les contrats d’A.L.I.

Article posté le mardi 02 décembre 2014 par Erwann Tancé

Déjà en 1925

Merci à Guillaume Doizy, grand spécialiste du dessin de presse hexagonal (son site : www.caricaturesetcaricature.com/), qui nous a fourni les détails sur l’agence A.L.I. pas évidents à dégotter.

Mais Guillaume a été plus loin, histoire d’ajouter (avec humour) à la perplexité des internautes de Comixtrip. Il a retrouvé, dans le magazine Spectacles du 1er mai 1925 (mais oui, messieurs-dames, 1925), la trace de l’utilisation des mots « bande dessinée ».

Aie, aie, aie. Qu’on se rassure ! ce magazine (allez donc le feuilleter sur Gallica, c’est un régal : vous y apprendrez comment Rintintin est au départ un chiot français adopté sur le front de la Grande guerre – à Saint-Mihiel, Meuse – par un militaire américain en 1918) publie le point de vue passionnant et complètement avant-gardiste, d’un critique cinématographique d’un autre magazine Ciné-Revues. Lequel vient de naître en Belgique sous la direction de Joe van Cottom qui remettra le titre sur les rails après la guerre 39-45.

Dans une longue explication, un certain Francis Herman imagine le futur prodigieux du… dessin animé (voir visuels ci-contre). A cette fin, il emploie, c’est vrai, par deux fois les termes : « bande dessinée ». Mais bon, le contexte n’est absolument pas le même. Cette découverte n’entre donc pas dans la compétition historique qui s’est ouverte. Mais c’est drôle tout de même… « bande dessinée » en 1925 ! A quand la prochaine avancée dans Comixtrip?

À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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