Après une aventure format grand huit de l’horreur avec Panorama, les éditions Delirium nous replonge dans l’univers de Michel Fiffe grâce à Copra, récit de supers tout sauf héros.
BOITE DE NUIT
En 1980, Grace Jones est une artiste accomplie. Icône de la mode, elle vient de pondre trois albums, tous de facture correcte, dont on retiendra surtout une reprise de La Vie en Rose d’Edith Piaf.
Le quatrième, Warm Leatherette, amorce un virage qui n’a plus rien à voir. Exit le kitsch de la disco, Grace produit sous le soleil du label Island Records un album qui marie new wave et reggae.
Pour le cinquième, enregistré dans la foulée, elle ouvre le bottin de la pop music, pioche au hasard dedans et pond un instant classic majoritairement composé de reprises qu’elle et son crew vont transfigurer. Si Nightclubbing s’avère plus inédit que prévu, ce n’est pas tant pour l’originalité de ses reprises mais surtout pour le mode sur lequel elles sont jouées.
Comme pour le précédent, Grace retourne aux Bahamas. Sur place, elle entre en studio accompagnée du Compass Point All Stars, alors composé de la section rythmique de Bob Marley et Wally Badarou aux synthés. Sa voix d’imperator et les rythmes syncopés inventent une pop à plusieurs visages qui passe la funk, la new wave, le reggae et la disco au shaker. Du Me, I Disconnect from You de Gary Numan au très côté Libertango de Astor Piazzolla, Grace emprunte autant qu’elle rend hommage. Son style, difficilement copiable, est un vrai exploit doublé de l’une des pochettes les plus emblématiques des années 80: l’artwork, signé Jean Paul Goude, fait d’elle, si ce n’était pas déjà fait, une véritable déesse androgyne.
Reste maintenant à considérer une chose: qu’est ce que la review d’un disque de Grace Jones fait dans cette chronique de bande dessinée ?
NOT MY TYPE
Lors de la découverte de Michel Fiffe avec Panorama, je n’ai pas pu m’empêcher d’avaler mes yeux devant la beauté plastique de l’univers et la cohérence avec laquelle le fond et la forme se répondaient.
Aussi quand les éditions Delirium nous ont proposé de replonger dans le bain bouillonnant de la créativité de ce dessinateur/scénariste avec la sortie du premier tome de Copra, j’ai mouillé mes épaules et ma nuque, mis un orteil dans le bassin et sauté dedans en faisant une bombe. Mais l’eau s’est avéré plus froide que prévu. La raison ? Copra est un récit de super-héros.
Pour ne rien cacher, les récits super-héroïques m’enchantent autant qu’un voyage organisé à Acapulco. La figure du super-héros est devenue la proue d’un genre normé, raconté mille fois, parodié cent, souvent aseptisé, la plupart du temps sans saveurs, ni surprises. Même le Suicide Squad de DC, à la base construit sur une volonté d’aller à contre-courant de récits super-héroïques fadouilles est devenu une énorme machine à cash sans aspérité aucune, sinon de la parade geek et du grand-guignol sans âme.
Quand j’ai su que le projet de Michel Fiffe avait pour but d’explorer le genre, je suis ressortie de l’eau. Assis en bord de bassin à regarder les bulles se former vitesse grand V, remonter à la surface et exploser, je me suis dit qu’il serait vraiment bête de ne pas considérer le travail de celui qui m’avait tant chamboulé lors de notre première rencontre.
LE LARD ET LA MANIÈRE
Au départ, Copra est une œuvre crée de manière totalement indépendante, auto-publiée sur le web dès 2012. Conçue selon les dires de son auteur dans « un besoin de créer le genre d’histoire que j’ai apprécié toute ma vie mais que j’évitais à tout prix » Copra met en scène une bande d’anti-héros, de parias dotés de super-pouvoirs dont le seul but est de répondre aux missions dont les agences gouvernementales ne veulent pas entendre parler. Après une opération clandestine qui tourne mal, ils sont contraints de se terrer tout en jurant de retrouver ceux qui les ont mis à mal…
Comme prévu, le genre n’échappe pas à son lot de clichés et de tendances déjà vues: réunions de groupe, personnages forts en gueules, provocations badass, trahisons, attaques surprises, grand ennemi commun, courses-poursuites, exotisme, hommes à abattre et coups fourrés font le lard d’un récit mené sans temps mort mais qui s’éloigne difficilement des sentiers battus.
Qu’importe. Comme Grace Jones s’amusait avec ses reprises en 1980, Michel Fiffe se délecte de ses hommages et emprunts à DC, Marvel et autres. Vous l’aurez compris, si Copra s’avère plus inédit que prévu, ce n’est pas tant pour l’originalité de son récit mais surtout pour le mode sur lequel il est raconté.
LES TOURMENTS DU POUVOIR
Fiffe, grâce à son inventivité, son envie furieuse de tout faire pour ne pas nous enfermer permet à Copra de se transformer en permanence.
Les personnalités qui incarnent ses losers magnifiques sont une horde sauvage, héros parfois super, souvent zéro et malgré tout foutrement humains. La fièvre romanesque qui laisse entendre en voix-off les milles tourments de certains personnages, âmes marginales perdues dans un monde qui ne semble pas apte à les recevoir, termine de les rendre indéniablement attachants, troublants, mystérieux.
En même temps que le phrasé s’installe, le corporel défrise et l’autre qualité du récit, qu’elle soit graphique ou narrative est le lien qu’entretien encore une fois l’auteur avec nos enveloppes physiques. Ici les corps sont disloqués, torturés, bafoués. Organiques comme mécaniques, ils luttent et mutent en permanence et même mort, leur cadavre bouge encore.
Cet aspect des corps malaxés fait que derrière sa bizarrerie plastique et ses couleurs presque naïves, l’auteur de Panorama nous paye un nouveau tour de montagne russes visuelles sans jamais nous épuiser.
Dans la lignée du traitement général, le découpage s’amuse, trace une voie très classique autant qu’il se permet des embardées graphiques folles.
Grâce à cette énergie, les traits bulldozer du dessin et les rythmes syncopés du scénario inventent une pop mutante qui passe les genres au shaker: science-fiction, comédie, tragédie et même poésie.
La première pierre est posée avec ce volume 1. Six sont prévus. Si on préfère pour le moment les récits plus intimistes de Fiffe, Copra, bien que teinté d’un certain classicisme, n’en est pas moins un nouvel uppercut graphique. A suivre.
- Copra, Volume 1
- Auteur : Michel Fiffe
- Traducteur : Virgile Iscan
- Editeur : Delirium
- Prix : 24 €
- Parution : 10 octobre 2021
- ISBN : 979-10-90916-89-0