On passera outre le titre très racoleur de cette chronique, qui profite du vent de rage initié par la promotion du film Furiosa de Georges Miller, pour se concentrer sur le défrichage de la BD indé opéré par les éditions Misma. Ajout récent dans leur catalogue, David en Furie du chinois NewLiu. Ou comment déconstruire nos sociétés masculinistes par le biais de l’imaginaire horrifique.
HORREUR DE GRIS
Xiao Bao a toujours été la cinquième roue du carrosse de sa bande de potes. Aux autres le physique avantageux, les filles et la réussite sur le terrain de sport. A lui, les moqueries sur son physique ingrat, les railleries et les bizutages quasi permanent. Quand tous se retrouvent bien des années après la Fac, replonger dans ces souvenirs fait rejaillir chez lui des émotions qu’il avait jusqu’ici enfouies. Si à l’époque elles avaient décidé de ne pas se montrer, est-ce qu’aujourd’hui Xiao Bao est encore capable de les maitriser ?
Première fois dans nos contrées mais aussi première bande-dessinée (le dossier de presse évoque un travail étalé sur presque quatre ans), l’auteur chinois Newliu fait écho avec David en Furie au Panorama de Michel Fiffe. Comme Fiffe, Newliu marie horreur et adolescence en noir et blanc. Comme Fiffe, l’auteur chinois décide de raconter cette période trouble en s’éloignant des clichés d’une horreur racontée via un unique prisme féminin. L’intrigue admet qu’un homme peut aussi révéler une âme sensible en proie à des émotions qui le submerge.
MÂLE DE MER
Dès l’ouverture, l’auteur ne cache pas l’aspect personnel de son histoire. Il est fait mention de l’hommage rendu aux habitants de la chambre 209, celle qu’il partagea avec ses camarades lors de ses années à la Fac. Difficile de mesurer la part autobiographique que compose le personnage de Xiao Bao. Ainsi placé à hauteur de mâle, le point de vue montre des situations qu’il a probablement bien connues pour mieux en questionner la portée.
Des situations qui parleront à tous et à toutes mais que Newliu retranscrit avec pudeur et tact. On se chauffe entre potes, on parle taille de bite, on fantasme sur les fortes poitrines, on se fourvoie dans des tentatives de dragues ratées ou la honte se dispute à l’embarras. On craque d’une manière ou d’une autre face à la pression sociale, face à un effet de groupe dévastateur.
TUER L’ENFANT
Pour contrecarrer cette fameuse pression, Xiao Bao invite à travers ses rêves un imaginaire réconfortant. Ici, il est moqué. Là-bas, c’est lui le héros, celui qu’on respecte, qu’on écoute et qui fait force de sa différence. D’ailleurs, il a même une tout autre allure : il est mi-homme, mi-animal, planté sur presque deux mètres d’un croisement entre un panda et un lapin. Une éponge inversée: doux à l’extérieur, revêche à l’intérieur.
Dès qu’il se retrouve confronté à ce qui fait le poivre de son adolescence, Xiao Bao revit les situations qui lui semble insurmontables. Pour les dépasser, il se fait aider par les héros de son enfance, eux aussi des monstres mais pas de virilité : Michael Jackson, Zorro ou les tortues Ninja. Les canons de ses premiers émois de garçon, ceux qui l’ont constitué. Leurs jours sont-ils comptés ?
SOUS PRESSION
Le schéma classique de l’échappatoire fantastique est traité avec suffisamment de personnalité pour ne pas sentir le déjà-vu. L’horreur s’implante doucement mais sûrement dans un récit à deux vitesses.
Une première partie où les difficultés du quotidien de Xiao Bao se confrontent à l’exploration de ce monde parallèle. En tant que maître de son petit monde, Xiao Bao révèle son côté sombre. Il aime voir celles et ceux qui lui font du tort dans la réalité, souffrir dans ses fantasmes. A partir de ce moment, le cauchemar s’installe et l’horreur qui était jusqu’ici son quotidien, change totalement de camp.
Difficile d’en dire plus sans en dévoiler son contenu sinon que l’hyper-expressivité du trait de Newliu, son dynamisme proche du cartoon (on a plus d’une fois l’impression de regarder le story-board d’un dessin-animé chelou), ses foisonnantes nuances de gris, ajoutés au très inhabituel format du livre, inventent une seconde partie à laquelle il est difficile de rester insensible.
Le récit explose en cocotte-minute sans que presque une ligne de dialogue ne soit prononcée. Un silence de mort pour mieux révéler son caractère troublé. On aimerait s’imaginer poser le disque de la bande-originale de certains passages mais rien n’y fait, le silence est plus fort que tout.
FRACTURER LE PARFAIT
L’antagoniste principal est incarné par le David de Michelangelo, une sculpture réputée pour sa représentation de la perfection masculine. Au moment de la reproduire, Xiao Bao lui donne une autre image, un autre faciès, plus proche du sien. Comme s’il voulait s’incarner à travers elle pour lui aussi approcher cette perfection et la tordre. Comme une identification déviante et malsaine. La figure le hante à tel point qu’elle devient l’incarnation d’un monstre difforme et grotesque. Et si finalement Xiao Bao n’avait rien à voir avec elle ? Si au lieu de vouloir lui ressembler, il ne devait que la combattre ?
Dans ces moments forts, l’esprit de Xiao Bao donne ainsi corps à d’incroyables visions. Elles sont tentaculaires, spectrales, végétales, cradeusement liquides, se jouant des dimensions, des sexes et des identités (géniale idée du Zorro féminin). Elles se racontent avec une fougue et une démesure féconde pour nos imaginaires. Même si le dessin reste sage dans son aspect gore, que le body-horror s’invite à de menues reprises, cette confrontation amène notre héros vers sa nouvelle dimension, son inéluctable transformation: tu seras un homme mon fils. Que tu le veuilles ou non.
FACADE
Si Newliu utilise David comme un personnage graphiquement fun à dessiner, il chamboule l’idée même de cette perfection, l’aspect hyper-sexualisé de sa représentation qui compte pour toutes les autres. De Michelangelo à Vin Diesel, de la figure des conquérants à celle des super-héros, des muscles saillants aux moustaches drues.
A la fin, la couleur revient et les larmes coulent de manière abondante. Après les sursauts d’humour noir sur lesquels ont plané l’ombre des sourires carnassiers de l’artiste chinois Yue Minjun, des joies excessives de façade qui en disent long, la question se pose de savoir désormais quoi faire de l’enfant qui sommeille en nous. Et vous, il dort de quel côté le vôtre ?
- David en furie
- Auteur : Newliu
- Traduction : Daphné Huang
- Editeur : Misma
- Prix : 29 €
- Parution : Mars 2024
- Pagination : 436 pages
- ISBN : 978-2-494740-06-8
Résumé de l’éditeur: Quatre anciens copains de fac se revoient lors d’un vernissage d’expo et fêtent leurs retrouvailles dans un bar. Ils se remémorent le bon vieux temps des cours d’arts plastiques, des dortoirs à la cité U, des parties de foot… Mais les souvenirs ne sont pas les mêmes pour tout le monde…