Le dernier festin de Rubin une superbe fable aux accents de philosophie, de spiritualité et d’effluves épicées que nous offre à découvrir le duo d’auteurs de Toutes les morts de Laila Starr, Ram V et Filipe Andrade.
De l’importance de bien se nourrir…
Véritable hommage à la gastronomie Indienne, ce récit en plus de nous questionner sur le sens à donner à l’amour de son prochain, va immanquablement venir chatouiller nos cinq sens. Même si la nature du support, de l’objet littéraire, sollicite d’avantage la vue cela va sans dire. Pour autant la puissance narrative de ce récit ne manquera pas d’éveiller les quatre autres.
Comme le rappel dans la préface Maxime Le Dain, le traducteur de cet ouvrage, un quart sinon plus de notre temps de veille est consacré à l’achat, la préparation, l’ingestion, puis l’excrétion des denrées alimentaires. Dès lors la question se pose : mange-t-on pour vivre ou vit-on pour manger ? Et de rapporter ensuite les propos de Ram V lâchés lors d’une interview :
« La cuisine devient la langue primordiale, elle est la première langue, apprise au berceau, qui permet à chacun, qu’il déjeune en famille ou s’aventure à l’autre bout du monde, de comprendre et d’échanger avec son prochain en se passant de mots. »
Un démon mythologique de notre temps
S’appuyant sur la figure de Bakusara, un rakshasa (un démon) de la mythologie hindoue, ce récit nous permet d’atteindre une dimension universelle par le truchement de la nourriture, de l’alimentation et donc nécessairement là, par la subtilité de la cuisine Indienne.
Rubin Baksh le personnage central de cette histoire, se présente sous l’apparence d’un homme de grande carrure. Il est très corpulent, toujours habillé d’un costume clair couleur crème, un panama sur la tête, des petites lunettes de soleil toutes rondes, une épaisse moustache noire et un énorme cigare allumé à la main. Un homme d’une certaine élégance désuète.
Cet homme qui est aussi le narrateur de sa propre histoire, est en fait Bakasura, un démon, un ogre qui fût terrassé par le valeureux Bhima en des temps immémoriaux. Terrassé, le dos fracassé, mais pas totalement anéanti. Après de très longues années, pour ne pas dire des siècles, à vivre prostré dans le fond d’une grotte, il a décidé aujourd’hui de quitter sa retraite pour peut-être expier ses fautes passées. Mais aussi et surtout pour partager avec le monde sa vision artistique, philanthropique et philosophique que lui inspire la nourriture, la gastronomie et l’amour des gens.
Top-Chef on the road
C’est l’annonce du décès du chef cuisinier (1956-2018) Antony Bourdain qui le décide aujourd’hui à léguer à l’humanité son patrimoine intellectuel. Pour se faire, il a idée de tourner un documentaire audiovisuel dont il partagerait le fil rouge avec quelques recettes emblématiques de la cuisine Indienne soigneusement choisies.
Il loue les services de Mohan, un jeune réalisateur documentariste qui sombre dans une dépression à la suite du récent décès de sa mère. Il venait à priori de faire le choix de ne plus tourner la moindre image.
Rubin parvient tout de même à le convaincre de réaliser ce documentaire. Ensemble, ils sillonnent les routes de l’Inde à la rencontre de plusieurs individus, modestes cuisiniers ou simples acteurs essentiels dans la culture culinaire indienne. Des quidams que Rubin estime être, chacun à leur manière, des garants d’une tradition oubliée.
Chacune de ces rencontres sera bien évidement associé un plat traditionnel, dont le scénariste, Ram V, nous livre la recette dans le détail (Ingrédients, proportions, découpes, mélanges, temps de cuisson etc.). A chaque fois, pour peu qu’on aime à découvrir de nouvelles saveurs et que l’on ne soit ni réfractaire ni allergique à aucun ingrédient, on salive par avance à l’idée de pouvoir peut-être un jour gouter ce plat.
Le dernier festin de Rubin : Des rencontres fascinantes pour un menu d’exception
Ainsi, sur leurs traces, nous ferons la connaissance de Satish, le propriétaire d’un stand de Masala Chai, un thé parfumé d’un mélange d’épice délicatement complexe. Puis nous monterons à bord du camion de Manish, un chauffeur routier, direction le désert de Mathania dans le Rajasthan. Là où est cultivé et séché le Mathania Lall Mirsh. Un piment indien indispensable à la réalisation de bien des mets dont notamment le Laal Maas, un mijoté de gibier dans son bouillon fumé de piment rouge de Mathania.
Naeem, un jeune homme qui après avoir vu son rêve Américain avorté, est revenu remettre du feu dans le tandoor (le four ) de son père. Il y cuisine entre autre un succulent Raan. Traditionnellement une épaule de chèvre, aujourd’hui décliné avec un gigot d’agneau. Je vous passe la composition de la marinade, mais là encore rien qu’à imaginer pouvoir y gouter, j’ai les papilles qui font la fête.
La route se poursuit, et sur son bas-côté Rubin et Mo font escale au Prabhu Ka Dhaba, une gargote de bord de route où justement Sawant fait bouillir sa marmite chaque jour pour y concocter un pur Daal Fry, la fameuse purée de lentille Indienne.
Le triple Shezwan Rice, un plat Sino-Indien, garnira leur assiette à la prochaine étape de ce voyage. Nous sommes sur le fronton de mer de Numbai (Bombai) et c’est là qu’un cuisinier Hakkas, derrière sa chariote ambulante, fait sauter ce savoureux mélange de légumes et de riz dans l’huile brulante de son wok.
Vous prendrez bien un p’tit dessert pour finir…
Pour terminer ce fantastique voyage culinaire, c’est par le souvenir de sa maman et du repas gargantuesque qu’elle prépara pour tous ses amis, ses voisins et sa famille -un repas d’adieu alors qu’elle se savait mourante- c’est par ce souvenir que Mohan nous initie à la préparation du Paal Payasam. C’est un riz au lait plein d’épices. Le dessert par défaut des foyers Indiens contemporains. Car comme semble le prétendre un adage du pays, quel que soit la quantité de nourriture ingurgité au préalable :
« On trouve toujours de la place pour du Paal Pasayam. »
Par delà les recettes
Bien entendu, on n’a pas affaire là à un simple dépliant touristique sur les routes de la cuisine indienne. Et le voyage ne serait pas aussi palpitant si Ram V n’avait pas mis sur les talons de Rubin, et donc de Mohan, un duo de tueurs à gages, de chasseur de prime, Dilshan et Dilkush. Deux individus bien décidés à rattraper Rubin, ou plutôt Bakasura le démon, pour lui faire payer ses crimes passés. Qui sont-ils, pourquoi tiennent-ils tant à lui faire la peau, pour le compte de qui ? Une petite parenthèse sur leur origine et leur enfance nous apportera bien sûr les réponses à ces questions.
Tout comme on en apprendra bien d’avantage au fil du récit sur l’histoire même de Rubin, son exil, sa retraite, une histoire dont une certaine Mansi vint chambouler la destiné. Mansi une jeune femme très chère au cœur de Rubin, aujourd’hui propriétaire de Gangani Café. Rubin lui adresse d’ailleurs la totalité de ce récit au travers des narratifs qui prennent la forme d’une lettre testamentaire, et qui lui semblent plus directement adressés, à elle, cette mystérieuse Mansi, qu’à nous lecteurs de ce récit.
Le dernier festin de Rubin : superbe voyage initiatique
Cette histoire est aussi une sorte de voyage initiatique pour Mo qui en plus de découvrir une farandole de saveurs, va aussi apprendre de la nature humaine au contact de Rubin. Tout comme ce dernier va également beaucoup changer à jouer le Pygmalion pour Mo.
Ce voyage, le tournage de ce documentaire, opère un bouleversement autant pour Rubin qui se met en scène devant l’objectif dans sa position de sachant, que pour Mo qui derrière l’œilleton de sa caméra va doucement, par petites touches finir par mieux comprendre le sens du travail pour lequel il a été embauché. Les lignes bougent au fil de l’aventure et nous sommes les témoins de l’évolution du rapport humain entre les deux personnages centraux de ce récit.
N’oublions pas pour finir que Rubin est un démon à classer dans la catégorie des ogres, et de le citer :
« En quittant Somarah (le village à côté duquel se trouvait la grotte dans laquelle il se terra de nombreuses années -ndlr) Je me sentais investi d’une grande mission. Partager à travers les gens mon amour de la cuisine. Mais il s’avère, à ma grande surprise, qu’il s’agissait en réalité de partager à travers la cuisine, mon amour des gens ».
- Le dernier festin de Rubin
- Scénariste : Ram V
- Dessinateur : Filipe Andrade
- Traducteur : Maxime Le Dain
- Éditeur : Urban Comics
- Collection : Grand Format Urban
- Prix : 21 €
- Pagination : 152 pages
- Parution : 27 septembre 2024
- ISBN : 9791026825142
Résumé de l’éditeur : Mohan l’avait pressenti dès leur première rencontre, ce Rubin Baksh ne lui disait rien qui vaille. Le simple fait de lui proposer plus d’argent pour se rencontrer qu’il n’en gagnait en un mois aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Mais la curiosité étant trop forte, et bien qu’il ait d’abord refusé sa proposition de l’accompagner sur les routes pour réaliser un documentaire culinaire, il finit par accepter. Cette quête de saveurs oubliées et cachées le mènera-t-elle, sans le savoir, au dernier festin de Rubin ?
À propos de l'auteur de cet article
David Lemoine
Lecteur de BD depuis sa plus tendre enfance, David a fini par délaisser assez vite les classiques franco-belges, pour doucement voir ses affinités se tourner vers des genres plus noirs, plus grinçants, sarcastiques, trashs, violents, absurdes et parfois même décadents. Il grandissait en somme…. Fan de la première heure de Ranxerox et Squeeze the Mouse, il vénère aujourd’hui l’oeuvre d’auteurs Anglo-Saxon tel que Bendis, Brubaker/Phillips, Ben Templesmith, Terry Moore, Jonathan Hisckman, Ellis/Robertson, sans bouder son plaisir à la lecture des européens talentueux, francophone ou non, que sont Tardi, Ralf Konîg, Michel Pirus, Gess, les frères Hernandez, ou même Fred Bernard. La liste de ses amours dans le 9e art est loin d’être exhaustive, vous vous en doutez, et cela fait plus de 20 ans maintenant qu’il s’efforce de vous convaincre de les embrasser à travers ses chroniques radio qu’il vous livre chaque semaine dans l’émission XBulles sur les ondes de Radio Pulsar (http://www.radio-pulsar.org/emissions/thema/x-bulles/ / https://www.facebook.com/xbulles)”
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