Quand Alan Moore, scénariste mythique dans le monde de la bande dessinée, s’inspire de l’œuvre de Lovecraft, écrivain mythique dans le monde de l’horreur, cela donne un album entre hentaï à tentacule et policier fantastique. Bancal, mais intéressant. Ou trop pointu pour le lecteur lambda, peut-être?
Parlons scénario. Il est excellent. On commence par suivre un flic qui suit des pistes ténues reliant plusieurs meurtres horribles – et très rapidement, on perd ce flic dans la folie, et une nouvelle équipe à peine plus saine d’esprit (un ersatz de Captain America nouvelle version, une enquêtrice bien plus intéressante qui revient tout juste d’un break suite à son addiction sexuelle) prend le relais pour essayer de comprendre ce qui se passe. On croit être dans un hommage à H.P. Lovecraft, on est en fait chez lui, puisque il devient un personnage de l’œuvre. Alan Moore connaît son Lovecraft sur le bout des doigts, sait le ré-imaginer sans le trahir, arrive à faire quelque chose de foncièrement neuf et étonnant, avec un joli twist final, en partant d’un univers qui a été redigéré par bon nombre de livres, jeux vidéos et jeux de rôles au fil des décennies. Rien à redire ici, au contraire: les fans de Lovecraft y trouveront leur compte, ceux qui n’y connaissent rien mais qui n’ont pas peur d’entrer dans une histoire policière fantastique glauque à souhait aussi (la BD n’est clairement pas à mettre dans toutes les mains – en revanche, les fans de hentaï types « tentacules érotiques » y trouveront leur compte).
Trop de lumière pour du Lovecraft
Parlons dessins, maintenant. C’est déjà moins enthousiasmant. Les premières planches, en particulier, donnent une impression de pesanteur, de manque d’imagination, de lacunes en terme de narration graphique (voir ci-contre pour se faire une idée). Le trait de Jacen Burrows n’est pas mauvais, pourtant: lisible, efficace, sans génie mais sans faute non plus. Un trait réaliste qui décrit plus qu’il n’évoque, qui montre plus qu’il ne suggère, en fait. Et c’est là que le bât blesse. L’horreur d’H.P. Lovecraft fonctionne sur le non-dit, la folie des personnages qui vivent les histoires, et qui décrivent des choses inimaginables pour le lecteur. Elle joue sur les manques de vocabulaire, s’incruste dans les recoins de la mémoire où l’on remise les choses innommables qui peuplent nos cauchemars. Hors, ces choses innommables et indescriptibles, on nous les montre ici, pleine face et full-frontal… Et ça dédramatise énormément les choses. Le dessin de Jacen Burrows manque d’ombre, de clairs-obscurs, de monstres hors-cadres et de terreurs enfouis pour qu’on puisse vraiment l’estimer adéquat pour une œuvre Lovecraftienne.
Mauvaise coordination scénariste-dessinateur?
Est-ce la faute du dessinateur? Même pas sûr: les premières pages, encore, avec leur narrateur interne et leur découpage systématique en deux énormes cases verticales, donnent directement l’impression d’avoir été écrite pour un roman que pour une BD. Et ce n’est pas qu’un impression: il s’agit en fait d’une nouvelle d’Alan Moore adaptée pour la BD par Anthony Johnston. Résultat: une narration inutilement redondante, où l’image et le texte disent la même chose. Des pages qui tentent vainement de montrer l’in-montrable. D’autres pages qui jouent le hors-champs, la sérigraphie et le changement de couleurs pour tenter, justement, de ne pas tomber dans cet écueil, mais qui finalement donnent l’impression que le dessinateur avait juste la flemme de dessiner quatre pages différentes. Ça s’améliore ensuite, quand Alan Moore écrit directement le scénario en pensant BD, que quasiment toutes les pages sont découpées en quatre bandes horizontales, et que l’histoire se met à suivre d’autres personnages et devient plus classique. Mais là encore, la BD en montre beaucoup trop par rapport à ce que Lovecraft pouvait faire dans ses livres, et ne laisse pas assez de place à l’imagination. Restera, quand même, un scénario bien mené, qui garde son lecteur jusque au bout.
Ou peut-être suis-je devenu fou?
Peut-être que je n’ai rien compris à cette œuvre? Dans la passionnante analyse des pages de Neonomicon que l’on peut voir dans la vidéo ci-contre et ci-dessus, l’auteur soutient que cet album est une oeuvre qui sublime le comics en tant qu’art, en jouant avec ses codes et son vocabulaire, pour faire une sorte de méta-comic. La vidéo est intitulée « Breaking the fourth panel » (briser la quatrième planche), référence au « quatrième mur » théâtral, et on y apprend beaucoup de choses intéressants -même si on est pas obligé de partager toute l’analyse de l’auteur. A voir (c’est en anglais, mais activer les sous-titres peut fortement aider à la compréhension – vous pouvez aussi voir cette vidéo en cliquant sur les flèches de l’image en haut de cette page), pour se faire sa propre idée. Et n’hésitez pas à laisser en commentaire vos propres impressions…
- Neonomicon
- Scénariste: Alan Moore
- Dessinateur: Jacen Burrows
- Editeur: Urban Comics
- Prix: 17.50 €
- Date de sortie: 25 octobre 2013
Résumé de l’éditeur: « Des agents du FBI visitent l’un de leur ancien collègue interné dans un asile psychiatrique. Deux crimes lui ont été imputés. Depuis, ce dernier, Sax, ne parle plus, mais cela n’empeche pas Lamper et Brears d’enquêter sur cette sombre histoire. De l’univers des dealers de leur ville, aux cercles fermés d’initiés à des rituels sexuels pour le moins étranges, les deux agents sont bien loin d’imaginer ce qui s’est réellement passé… »
À propos de l'auteur de cet article
Thierry Soulard
Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).
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