Ni Web Ni Master : L’algorythme dans la peau

Le jeu de mot du titre est de cet amuseur fou de David Snug. Des jeux de mots, sa dernière bande dessinée parue aux éditions Nada, en regorge. Mais derrière l’humour à froid de son auteur, Ni Web Ni Master cache une très pertinente critique de nos société sur-connectés. 

Les éditions Nada ne sont pas uniquement des éditeurs de BD. Chez Nada, on édite avant tout avec des envies fortes, peu importe le format. Que ce soit avec Agissez par vous-mêmes de Pierre Kropotkine, Fear of a Female Planet de Karim Hammou et Cara Zina, Fire de Peter Bagge ou encore Wobblies de Paul Bule et Nicole Schulman, leurs publications nourrissent les consciences et tentent de les éveiller. Aujourd’hui c’est avec le trublion David Snug que nous avons rendez vous. Grâce à Ni Web Ni Master, il se lance dans sa première technocritique.

DOCTEUR SNUGGLE 

Un soir d’Avril 2017. Je suis avec des collègues au Cirque Électrique, haut lieu de la contre-culture parisienne. Le Cirque Electrique, c’est un chapiteau, une toile tendue juste au dessus du périphérique à la Porte des Lilas, « une identité – un mode de vie – une habitation – un lieu culturel mobile et itinérant implanté dans les zones urbaines pour y faire émerger des temps d’expérimentation, de rencontre et de croisement. » selon leur site internet. 

Ce soir de 2017, nous participons au festival Frisson Acidulé organisé par le collectif Arrache Toi un oeil. Geoffroy Laporte, qui officie sous le pseudonyme de Jessica 93, joue en one-man band pour un ciné-concert sur les images de La Montagne Sacrée d’Alejandro Jodorowsky. Dans le noir quasi total de la salle, sa performance est une parenthèse intense et brute. Plus tard, arrive l’autre groupe qui nous intéresse : Dr Snuggle & Mc Jacqueline. Son leader ? David Snug. 

Au même moment, sort le livre 50 classiques de la Pop dont l’argument de vente est on ne peut plus simple: « Ne vous fatiguez pas à écouter ces 50 classiques de la pop : David Snug s’en est occupé pour vous. » Snug vogue à contre courant de toutes ces anthologies qui étalent leur science de vieux rockers/boomers. Humour noir, vanne gratuites, fautes d’orthographes tous les trois mots et second degré, son rythme endiablé fait souffrir nos zygomatiques.

Quand il débarque sur scène, le groupe est constitué de deux membres. Vient s’ajouter l’ami Jessica 93 en guest de luxe. La musique déroule, appelle au coté le plus cradingue de l’underground français: synth-wave, cold-wave, micro-wave, borborygmes, hurlements scato, synthés déglingués et boite à rythme fabriquées de toutes pièces. David Snug et son band traitent du sens profond de la vie en passant à la moulinette débilos des thématiques qui lui sont chères : emploi, chômage, peine de mort, condition animale, véganisme ou encore l’école. 

Le groupe n’aura le droit qu’à un seul et unique album avant que Snug ne troque MC Jacqueline contre Alda Lamieva pour créer son groupe phare, Trotski Nautique. « On joue avec une boîte à rythme, une mini-guitare et un petit synthé. Le principe, c’est qu’on puisse répéter en appartement, faire tous les déplacements en train, parce qu’on n’a pas de voiture. La musique de Trotski Nautique doit pouvoir se jouer partout. En règle générale, nos petites chansons ne dépassent pas les deux minutes et sont souvent en lien avec la BD » confie-t-il en interview au Ouest France en 2019. 

Snug, à force d’arpenter l’indépendance, est devenu une véritable figure culte des réseaux alternatifs en France et se voit régulièrement publié dans New Noise et So film. Vu d’ici, sa galaxie ressemble à un joyeux bordel. C’est à peu près le même chaos qui règne dans ses BD’s, à ceci près que le vernis pop déluré cache un engagement bien plus profond qu’il n’y parait. Toujours dans l’interview qu’il a donné au Ouest France, Snug reconnait avoir fait beaucoup de livres qui parlent de musique ou de sa façon de le faire. « Mais ils parlent d’abord du travail précaire. »

HEUREUX CHÔMEUR

Avant Ni Web Ni Master, l’auteur s’était déjà frotté aux éditions Nada avec Dépôt de bilan de compétences. Alors qu’il fait son yoga sur un espace normalement interdit à la pratique, Snug se fait interpeller par un môme: « J’adore ce que tu fais. » Le bonhomme n’est autre que David Snug lui même à l’âge de vingt ans. L’idée n’est pas nouvelle mais elle permet de confronter l’état de nos sociétés actuelles avec la naïveté du personnage de David jeune, de faire un bilan de l’un face à l’autre. Snug vieux, blasé et pantouflard, fait ainsi part de ses choix de vie au jeune en même temps qu’il les questionne. 

Snug est un fils d’ouvrier qui n’a eu comme ambition que celle de devenir auteur de BD. « Je ne suis pas devenu rien, j’ai choisi de ne pas faire carrière, c’est pas pareil. » ironise-t-il dans l’un de ses dialogues face à lui même. Armé de son BAC+2 en Arts Plastiques, Snug est prêt pour la vie. Mais pas elle. Pour survivre, il va devoir se confronter au monde du travail: joies et hypocrisies de la vie étudiante, pression sociale et parentale, rendez vous Pole Emploi foireux ou encore expérience en interim qui vire à l’esclavagisme moderne.

En une centaine de mini-strips dessinés format gaufrier, il s’amuse avec les codes de la BD et esquisse une cinglante critique. Il rappelle à la célèbre référence du genre, Les Temps Modernes de Chaplin, preuve que presque 90 ans plus tard, le monde du travail est toujours aussi con. On retrouve ce qui fait le sel de ses expériences musicales lorsque la charge s’adjoint les services de l’humour et d’un second degré ravageur. Comme Philippe Noiret dans Alexandre le Bienheureux de Yves Robert, Snug milite pour le droit à l’oisiveté et la paresse ou tout simplement, le droit de ne pas faire comme tout le monde.

«  – Tu vas être déçu, je ne suis pas une star de la bédé et je n’ai pas de best seller adapté au cinéma. 

– Ah bon, t’as arrêté de dessiner ?

– Non je dessine tous les jours et je vis des minimas sociaux.

– Merde, je vais devenir un looser.

– Mais pas du tout, petit con, je suis un auteur de bédé de grand talent. C’est juste que je fais de l’auto fiction et que ma vie n’est pas très palpitante »

Echange entre les deux David dans Depôt de bilan de compétences.

NON AU RÉGIME DE WIFI

Selon Rachel, créatrice des éditions Nada, les travaux de David Snug  sont « un diptyque pouvant se lire totalement indépendamment l’un de l’autre. » C’est pour cette raison que dans Ni Web Ni Master, le principe de David vieux conversant avec David jeune est de retour du passé. Cette fois, David jeune a voyagé dans le temps; « Encore une vieille ficelle scénaristique ». De scénario, il en sera aussi un minimum question. Exit les strips qui tiennent sur une page, Snug s’empare de ses personnages et met en scène une histoire. Évidement un prétexte. 

David jeune se retrouve enfermé dehors, dans l’incapacité de pouvoir retourner chez David vieux après s’être copieusement fait virer de son appart à coups de pieds au cul.

« – Y a pas ton nom sur la sonnette, y a que des chiffres.

– C’est pas une sonnette, c’est un digicode. ».

Quelques case plus loin, alors que David vieux part en balade, David jeune réplique: « C’était pas plus simple les sonnettes ? » Après le travail, la charge prend désormais pour cible notre société numérique et ses nombreuses emprises.

Dans sa forme, Ni Web Ni Master s’avère plus construit, plus fort que le précédent. Snug prend comme point de départ nos smartphones et leurs constituants techniques (Où sont-ils fabriqués ? D’ou viennent les batteries ?) avant de s’attaquer à leur contenu: les applications.

A partir de là, c’est la dégringolade et l’effroi nous saisi: avons nous réellement fermé les yeux et porté une confiance totale en la technologie ? Airbnb, Bla Bla Car, Tripadvisor mais aussi Amazon et Facebook, nos deux Snug ne savent plus où donner de la carafe et comme Jean-Jacques Googleman, pseudo qu’il donne aux créateurs de Google au moment d’en raconter l’histoire, l’ogre technologique se nourrit désormais de nous et n’a de cesse de grossir.

A la fin, on est rassasiés devant la bêtise de la société qui entoure nos Snug, des hommes et des femmes le nez en permanence vissés sur leur smartphone, cerveaux  mous recroquevillés dans leurs coquilles, avant de se rendre compte que le trait à peine exagéré singe en fait nos comportements.

David Snug lève son écran noir pour mieux refléter nos vices et construit sa technocritique avec tout l’humour et le second degré qui le caractérise. Tout le monde en prend pour son grade à travers un noir et blanc simple mais chargé. C’est joyeux et documenté, sombre et flippant. Les éditons Nada nous promettent un troisième volume qui traitera lui aussi d’un sujet « universel et politique« . Rien ne dit si ce nouveau boulot sera tout aussi effrayant quand à la réalité qui nous entoure mais il y a fort à parier qu’il pressera de nouveau là ou ça fait bobo.

Article posté le mardi 22 février 2022 par Rat Devil

Ni Web ni Master de David Snug (Nada)
  • Ni Web Ni Master
  • Auteur: David Snug
  • Editeur : Nada
  • Prix : 15€
  • Parution : 11 Février 2022
  • ISBN : 9791092457513

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Rat Devil

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