Sur un postulat de départ aux airs déjà vus, Photo d’une T3sla en feu de Fanny Vaager et Annika Linn Verdal Homme, s’il ne révolutionne pas le genre, marque des points par une approche graphique détonante.
F*CKKKK
Elles sont YMGM : Asha, Ivy et Farzana. Trois femmes, trois rappeuses. Comme beaucoup de groupes d’aujourd’hui, elles tentent de survivre dans une industrie musicale moribonde. Bref passage sur des radios locales, présence sur les réseaux sociaux, concerts dans des petites salles… Rien qui ne permettent de remplir ni le frigo, ni le portefeuille.
Aussi quand TATOL, énorme groupe pétrolifère Norvégien leur propose une collaboration, elles n’hésitent pas une seconde. « Ivy, tu dis toujours qu’en temps de crise, la musique et la culture comptent encore plus que d’habitude. Alors on devrait prendre la maille pour pouvoir vivre de notre musique sans devoir nous taper des jobs de merde à coté non ? »
LAVAGE AU ROSE
Mais le groupe est-il prêt à vendre son âme au diable ? Doit-il sacrifier son art sur l’autel du profit ? YMGM est un groupe féministe. A la lecture, on pense aux drolatiques frasques des membres du groupe Camion Bip-Bip (dont on se saurait que vous recommander l’énergie des concerts), elles aussi très portées sur la question. Si cette situation se produisait, qu’en feraient-elles ?
TATOL veut profiter de leur discours, changer son cœur de cible de vieux croulants pétés de thunes qui roulent en SUV et rajeunir sa clientèle voire, la féminiser. « Tant qu’on a des likes, tout le monde est content au dessus. Chez le client et chez nous. » Du pinkwashing pur et simple.
ME AND THE DEVIL
Notre trio accepte et décide puérilement d’essayer de troller le système de l’intérieur : «Pondre un son bidon pour se foutre de la gueule d’une boite de pub et de l’industrie du pétrole.» Une chanson qui promeut la révolte, «qui parle des gens qu’on n’aime pas», diffusée sur les réseaux accompagnés de la photo d’une Tesla en feu. Une marque, un symbole, une posture.
L’une d’entre elle s’imagine même super-zéroïne d’un jour, faisant la nique aux vampires du capitalisme tout en s’en mettant plein les poches. Mais ce qui devait être un beau coup de com, va très vite dépasser les frontières du raisonnable…
MALADE DE MOI
Le scénario est signé par Fanny Vaager, très peu connue dans nos contrées sinon en tant que comédienne. On a pu la croiser dans Sick of Myself (2022) du réalisateur norvégien Kristoffer Borgli, film qui dépeint avec un humour noir et jouissif, l’obsession du paraître dans nos sociétés contemporaines.
S’il semble lui aussi vouloir emprunter des chemins tortueux, bordés par le cynisme et le désespoir, le scénario n’en reste pas moins des plus classiques (jusque dans la métaphore fantastique, filée tout au long du récit, d’un étrange bébé qui ne cesse de grossir), son aspect très conte servant une morale désenchantée déjà croisée dans d’autres récits du genre.
La véritable puissance de Photo d’une T3sla en feu provient, et ça tombe bien puisqu’il s’agit d’une bande-dessinée, de la cohérence de son traitement graphique.
ACAB (All Colors Are Beautiful)
En adéquation avec l’état d’un monde déshumanisé, caché derrière ses écrans, ses marques et son anticapitalisme de façade, la narration progresse via des captures d’écrans, de bureau d’ordinateur, de conversation Messenger, de fenêtres de traitement de texte et de boîtes mails.
S’y ajoutent des expérimentations graphiques sur des doubles-pages, des respirations, mélange de photographies retouchées et de collages artistiques poussés. Des variations autour d’une matière infinie, multicolore et trouble, qui renforce intelligemment le malaise de l’histoire, singeant les dimensions et questionnant la frontière entre rêve et réalité.
MATRIXÉ

Assuré par Annika Linn Verdal Homme, elle aussi très peu connue chez nous (dont c’est ici, le premier roman graphique après Gigabror, son premier livre jeunesse), le dessin élude les volumes et les perspectives et donne à voir un monde en 2D, morne et plat. Si le traitement colorimétrique s’amuse de ses teintes fluos et pop (+1 sur le passage en rave party cerné d’un vert des plus « Matrixien »), l’impression de regarder des captures d’écrans n’est jamais très loin.
Traité via l’outil informatique, le graphisme s’amuse de son origine numérique et artificielle, semblant cracher sur la matière dont il est lui-même issu : une boite dans une boite dans une boite. Le dessin parfois hésitant, parfois maladroit, renforce ce sentiment d’un monde claudiquant ou l’horizon, bouché, est un fatras binaire de 1 et de O.
- Photo d’une T3sla en feu
- Scénariste: Fanny Vaager
- Illustratrice: Annika Linn Verdal Homme
- Traduction: Aude Pasquier
- Éditeur : L’Agrume
- Prix : 23,50€
- Parution : septembre 2025
- Pagination : 304 pages
- ISBN : 978-2-4870-7127-8
Résumé de l’éditeur : 3 rappeuses, une grosse entreprise du pétrole, une agence de com, des voitures électriques en feu et un bébé géant sur le point d’exploser. Le chaos et une satire terrible de notre monde contemporain.
À propos de l'auteur de cet article
Simon Lec'hvien
Journaliste freelance fouetté par le cinéma, la musique et la bande dessinée, Simon Lec’hvien a collaboré à différents fanzines et écrit régulièrement pour Geek Le Mag, Gonzaï et le site ComixTrip. Né en 1986, il vit et travaille sur Paris et sa région.
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