Christophe, administrateur d’une ONG dans le Caucase, est enlevé et devient otage pendant de longs mois. Après l’avoir rencontré de nombreuses fois, Guy Delisle prend le temps de raconter ses jours de captivité dans S’enfuir aux éditions Dargaud. Attention récit fort, bouleversant et choc; petite pépite de cette rentrée 2016 !
LA NUIT Où TOUT A BASCULE
1997, Nazran en Ingouchie. Administrateur d’une ONG médicale, Christophe André se couche tôt cette nuit-là. Il veut être en forme le lendemain car il doit terminer de travailler sur le budget de l’association. Seul dans l’un des bâtiments, il est réveillé en sursaut par des tambourinements à sa porte. A grands cris de « milicia », des hommes font irruption et le jette dans une voiture.
Alors qu’il pensait qu’ils étaient venus voler l’argent de la paie des membres de l’ONG, il comprend rapidement qu’il est kidnappé. Après quelques minutes, il est sommé de descendre, marche dans la campagne, traverse une écluse puis remonte de nouveau dans la même voiture.
GROZNY, LA TCHÉTCHÉNIE, LES REBELLES
Après un long trajet, Christophe découvre que le véhicule passe la frontière et se retrouve en Tchétchénie – à l’époque en pleine guerre avec la Russie – et plus particulièrement Grozny sa capitale. Aucun problème pour le check point, cela semble normal aux autres habitants d’avoir un otage. Surprenant !
Il entre alors dans un appartement, vêtu essentiellement de son pantalon. Torse nu, il est jeté dans une pièce du fond. Il est persuadé que ce cauchemar va finir vite et que dans 2-3 jours, il sera libre.
UN MATELAS, UNE FENÊTRE, DES MENOTTES ET UN RADIATEUR
Ses conditions de détention sont sommaire : la pièce possède quelques meubles, une fenêtre et un matelas. Après avoir peu dormi à cause du stress, un des preneurs d’otage vient le voir armé d’un couteau. Il lui parle dans une langue inconnue, puis referme la porte. Les heures passent et un autre vient le chercher pour manger le midi puis de nouveau le soir. Entre temps, il attend dans cette pièce, porte fermée à clef.
En pleine nuit, trois hommes arrivent, l’embarque dans une voiture pour l’emmener dans un autre appartement, encore plus lugubre. Celui-ci n’a aucun meuble, juste un matelas par terre et une fenêtre obstruée. Encore plus étonnant, le plus grand l’attache au radiateur par une menotte. C’est le début d’un long calvaire…
DES JOURS QUI SE RESSEMBLENT
En 432 pages, Guy Delisle réussit le tour de force de faire ressentir à son lectorat toutes les émotions de Christophe. Grâce à la précision de la mémoire de l’otage – il se rappelle des moindres détails, essaie de se souvenir chaque matin de la date du jour – il met en scène un récit à couper le souffle, haletant et accrocheur. Malgré la répétition des moments et de décors identiques, il parvient à rendre cette histoire passionnante.
« Je passe ma soirée à raconter mon enlèvement, ma captivité et mon évasion, en long et en large… à un radiateur »
D’une force mentale à toute épreuve, courageux et plutôt calme, Christophe André connaîtra pourtant de nombreux moments de déprime. Il faut dire que ses journées se ressemblent et peuvent paraître monotones à une personne extérieure à sa situation. Attaché à un radiateur, il attend patiemment que les jours s’écoulent. Trois hommes se relaient pour lui apporter le strict minimum : il y a un gros bonhomme qu’il surnomme le Thénardier, un plus grand et un très jeune de 20 ans. Les repas ne varient pas : un bouillon de légumes et une tasse de thé; parfois, il y a de la viande dans le bol d’eau sans goût. Cela va rapidement le faire maigrir et en perdre son pantalon.
Pour manger, ils lui enlèvent ses menottes, ce qui lui permet de faire les cent pas. Ils l’emmènent aussi aux toilettes à heures fixes (comme on sortirait son chien pour faire ses besoins) et parfois il peut se laver grâce à un seau. Malgré tout cela, il ne veut en aucun cas perdre son humanité.
ENTRE DEPRIME ET ESPOIR
Il aura fallu quinze années de maturation et trois versions de l’album pour que Guy Delisle puisse terminer son récit. Pour cela, il rencontre fréquemment Christophe André. Il souligne ainsi l’osmose parfaite entre eux : « J’avais parlé de Christophe André dans Shenzen, j’étais en Chine quand ça lui est arrivé. On s’est rencontrés en 2000 et on s’est liés d’amitié, ce qui a beaucoup aidé pour le livre. La vie d’un otage est faite de détails qu’on ne raconte jamais ensuite. Lui, me racontait les minuscules détails ».
C’est pourquoi les dates sont justes, les décors précis et les moindres paroles retranscrites à l’identique. Si l’on connait la fin heureuse de ces mois de captivité – Christophe est là pour les raconter – on se prend rapidement au jeu, les cases s’enchainent, la dramaturgie se met en place et tient en haleine. Même lorsque certains jours, il ne se passe rien. Quelle force narrative ! Une performance magistrale !
Pour ne pas sombrer dans la déprime, on apprend les astuces de cet otage : il se remémore les grandes batailles napoléoniennes, pense au mariage de sa sœur et se demande ce que les autres membres de son ONG font pour lui; tout cela sans tomber dans un imaginaire débridé. L’auteur de Pyongyang ou du Guide du mauvais père glisse alors quelques moments d’humour pour donner quelques espaces de respiration dans ce récit si sombre.
« Etre otage, c’est pire qu’être en prison. Au moins, en prison, tu sais pourquoi tu es enfermé. En prison, tu connais le jour où tu vas sortir, la date précise. Alors qu’ici je peux juste compter les jours qui sont passés sans savoir quand ça va s’arrêter ».
S’ENFUIR : UN DESSIN D’UNE GRANDE FORCE GRAPHIQUE
Une ampoule au plafond, un matelas, une fenêtre, un radiateur et des menottes, voilà les seuls éléments de décors que Guy Delisle doit répéter et il le réussit magistralement. Son album est extraordinaire aussi grâce à son dessin d’une grande sobriété, lisible et qui magnifie la condition physique et mentale de Christophe André. A l’aide de ses couleurs en bichromie – comme à son habitude dans Pyongyang, Shenzen, Chroniques de Jérusalem ou Chroniques birmanes – il arrive à jouer sur les nuances d’émotion des personnages mais aussi sur les contrastes du jour et de la nuit. D’un simple trait, il plonge le lecteur dans les tréfonds de l’âme de l’otage. Ce huis-clos angoissant et emplis de tensions fonctionne à merveille par cette belle alchimie graphique.
S’enfuir : une formidable épreuve individuelle, une belle force mentale de l’otage. Un hymne à la liberté. Magistral ! A lire absolument !
- S’enfuir, récit d’un otage
- Auteur : Guy Delisle
- Éditeur : Dargaud
- Prix : 27.50€
- Parution : 16 septembre 2016
Résumé de l’éditeur : En 1997, alors qu’il est responsable d’une ONG médicale dans le Caucase, Christophe André a vu sa vie basculer du jour au lendemain après avoir été enlevé en pleine nuit et emmené, cagoule sur la tête, vers une destination inconnue. Guy Delisle l’a rencontré des années plus tard et a recueilli le récit de sa captivité – un enfer qui a duré 111 jours. Que peut-il se passer dans la tête d’un otage lorsque tout espoir de libération semble évanoui ? Un ouvrage déchirant, par l’auteur de « Pyongyang », de « Shenzhen », de « Chroniques birmanes » et de « Chroniques de Jérusalem ».
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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