Trois albums Queer sont publiés dans le même laps de temps : la réédition du Journal de Fabrice Neaud, Genre Queer de Maia Kobabe et Une vie en parallèle de Matthias Lehmann. Trois bandes dessinées aux parcours différents mais aux propos similaires : l’acceptation de soi, le rejet et l’amour.
Journal 1, 2 et 3 de Fabrice Neaud : Esthétique des brutes ou la quintessence de la bande dessinée autobiographique
En 1996, Fabrice Neaud publie le premier volume de Journal aux éditions Ego comme X. Il poursuit son travail autobiographique avec deux autres opus en 1998 et 1999. Vingt-six ans plus tard, beaucoup de choses ont changé dans la vie de l’auteur : les éditions Ego comme X cocréées avec Loïc Néhou n’existent plus et il a imaginé d’autres séries (Alex et la vie d’après avec Thierry Robberecht, Nu-Men, Labyrinthus avec Christophe Bec) ou a travaillé aussi pour la presse ou dans des collectifs d’auteurs.
Pourtant, c’est bien les trois premiers tomes de Journal qu’ont voulu publier de nouveau les éditions Delcourt. Mais alors pourquoi une telle volonté ? Parce que tout simplement Journal est un chef-d’œuvre, un marqueur dans la bande dessinée autobiographique. Il y eut un avant et un après Journal de Fabrice Neaud. Si de nombreux lecteurs ont adhéré à ses centaines de planches, de nombreuses autrices et de nombreux auteurs ont pris en référence ces titres pour leur propre mise en image de leur vie. Mieux encore, à cette époque-là, peu d’albums évoquaient la vie d’homosexuels. Beaucoup de gays (même loin de l’univers de la bande dessinée) se sont reconnus en lui. S’il s’en défend, il a aussi beaucoup fait pour cette communauté alors en plein tourment des années Sida.
Mais en plus des quatre volumes de Journal, l’auteur originaire de La Rochelle proposera dans les années futures, un nouveau cycle à son exceptionnelle introspection. Ainsi quatre volumes du Dernier sergent seront la suite de Journal et l’ensemble de huit bandes dessinées aura pour sur-titre Esthétique des brutes.
Journal de Fabrice Neaud : au-delà d’une simple vision de l’homosexualité
Tout d’abord, lorsque comme moi, on relit les trois tomes de Journal, une vingtaine d’années plus tard, on est toujours autant frappé par la force des propos, l’intelligence de la narration et la finesse des planches.
S’il n’a jamais cessé de réaliser des pages d’autobiographie après la parution de Journal, Fabrice Neaud avait déjà compris toutes les mécaniques de la mise en image de son existence. En effet, on découvre un jeune homme homosexuel vivant à Angoulême, le début de sa carrière professionnelle, ses amis, ses amours impossibles, ses coups de cœur, ses coups de bites, ses coups de blues, ses réussites et ses désillusions.
Pourtant, Journal n’est pas une succession de tranches de vie ou de faiblardes anecdotes. Cette fresque parle de sexe (crûment), de sexe et d’hommes faciles, mais également de la difficulté d’aimer ou être aimé. C’est là que l’histoire de Fabrice Neaud devient universelle. Elle plonge aussi le lecteur dans des questionnements au-delà du simple fait d’être gay : comment aimer, bien aimer quelqu’un ? En effet, l’auteur part, s’efface dans les méandres d’un cheminement parfois obscure pour mieux revenir à lui, puis repart, revient… Finalement, il ne se montre que peu, Fabrice Neaud. Si l’album semble impudique, c’est l’extrême contraire. Paradoxal pour une autobiographie de se cacher derrière un voile pour parler plus des autres.
Et enfin, il s’interroge, donc interroge son lectorat, sur ce qu’est un homme, la masculinité, ce que l’on appelle aujourd’hui la masculinité toxique. Terme n’existant pas à l’époque, il avait pourtant, en précurseur, déjà souligné les dérives de l’ego surdimensionné masculin.
Si aujourd’hui la qualité et le côté pionnier de ses trois volumes sont salués, Fabrice Neaud percute toujours autant avec ses planches tortueuses, noueuses et impliquantes. Un journal qui ouvre de nouvelles perspectives aux auteurices actuel.les comme Maia Kobabe, dans une autobiographie non binaire.
Genre Queer de Maia Kobabe : « Je ne veux pas être une fille. Je ne veux pas être un garçon. Je veux juste être moi-même. »
Si le grand public ne découvre que ces dernières années la non-binarité, elle existe depuis des centaines voire des milliers d’années. Eunuques, drag queens ou travestis, les genres valsaient déjà cul par-dessus tête.
Alex Award 2020 pour les lecteurs ados et adultes et Stonewall Book Award la même année, Genre Queer raconte en dessin le long cheminement de Maia Kobabe pour s’approprier sa non binarité. Toute petite, elle ne se sentait ni garçon, ni fille. Cette autobiographie intimiste plonge le lecteur dans des questionnements sur les genres, l’affectation du genre masculin ou féminin d’un être humain lorsqu’il nait. Repoussant avec force tous les clichés afférents à la féminité, l’auteurice californien.ne se cherche. Elle est soutenu.e par des parents ayant la même approche de la vie qu’iel.
Poils sur le corps, règles, poitrine ou cheveux courts, Maia Kobabe trace son sillon pour se découvrir, s’accepter et tenter que les autres l’accepte dans son moi profond. Pas simple à la période de l’adolescence de recevoir en plus figure ces bouleversements. Pas simple non plus d’aimer en ayant ce cheminement en tête et de se voir constamment rappeler par un médecin, un professeur et d’autres, son genre de naissance.
Genre Queer aborde tous ces questionnements, tel un guide. Une belle manière de comprendre, de concevoir et accepter les non-binaires.
Une vie en parallèle de Matthias Lehmann : être homosexuel dans l’Allemagne de l’après-guerre
A la retraite, Karl Kling décide d’adresser une lettre à Hella, sa fille. Depuis huit ans, il n’a plus aucune nouvelle d’elle. Il aimerait reprendre contact et enfin lui montrer qui il est vraiment. Sa part d’ombre, celle d’un homme qui aime les hommes.
Après avoir bu un verre avec des amis, il rentre seul chez lui et se remémore son passé, celui qu’il aimerait qu’Hella connaisse. Car s’il a été marié, a eu des enfants, auparavant, il eut des aventures avec des hommes. Pas simple de vivre son homosexualité juste après la Seconde guerre mondiale.
Une vie en parallèle, par l’entremise de Karl, retrace une fresque historique de l’homosexualité en Allemagne. Si se cacher était de mise, les Allemands étaient encore traumatisés par le sort funeste réservé aux gays dans le IIIe Reich. Le héros de l’album est même renvoyé de son travail par son beau-père, rejeté par sa femme lorsqu’ils apprennent que Karl a frayé avec d’autres hommes. Guet-apens et leçon musclée en règle par des hommes de main du beau-père, rien ne lui est épargné. Il faut alors se cacher pour partager des moments d’intimité.
Matthias Lehmann, né à Dresde en 1983, alterne ainsi son récit. Les moments récents où l’on voit Karl avec ses amis ou à écrire la lettre à Hella et des moments du passé où il s’éprend d’autres hommes. A travers 450 pages, l’auteur allemand raconte avec intelligence et force cette vie double et cet homme voulant enfin être en paix avec son passé et avec son moi intérieur.
Journal 1,2 et 3 de Fabrice Neaud, Genre Queer de Maia Kobabe et Une vie en parallèle de Matthias Lehmann sont trois albums queer et LGBT, très complémentaires pour ceux qui souhaitent tous les lire. Des albums différents, aux propos similaires mais aux cibles différentes.
- Journal 1 & 2
- Auteur : Fabrice Neaud
- Éditeur : Delcourt, Hors Collection
- Prix : 22,95 €
- Parution : 13 avril 2022
- ISBN : 9782413019350
Résumé de l’éditeur : Avec un ami, Fabrice commence à peindre pour une église locale. Il tombe amoureux d’un jeune conscrit. Celui-ci devient son modèle dans un amour à sens unique. Rencontres d’un soir dans le parc local, relations codifiées des bars gays et précarité sociale se nourrissent les unes les autres pour empêcher toute possibilité d’épanouissement.
- Genre Queer
- Auteurice : Maia Kobabe
- Éditeur : Casterman
- Prix : 19 €
- Parution : 04 mai 2022
- ISBN : 9782203224322
Résumé de l’éditeur : « Je ne veux pas être une fille. Je ne veux pas non plus être un garçon. Je veux juste être moi-même ». Dans Genre Queer, Maia Kobabe offre le récit intense et cathartique de son chemin vers l’identification en tant que personne genderqueer (ou non binaire, c’est-à-dire qui déroge aux normes de genre et de sexualité) et asexuelle, et celui de son coming out auprès de sa famille et de la société. Parce qu’elle traite d’identité de genre – ce que cela signifie, comment l’appréhender -, cette histoire se révèle un guide aussi nécessaire et utile qu’il est touchant. Alex Awards 2020 pour lecteurs ados et adultes. Stonewall book awards 2020. Israel Fishman nonfiction award honors runner-up.
- Une vie en parallèle
- Auteur : Matthias Lehmann
- Éditeur : Steinkis
- Prix : 28 €
- Parution : 14 avril 2022
- ISBN : 9782368466230
Résumé de l’éditeur : Karl Kling est brouillé avec sa fille depuis plusieurs années. Il commence pourtant à lui écrire une longue lettre, afin de lui dire qui est cet étranger qu’il fut pour elle… De l’après-guerre aux années 1980, tiraillé entre adaptation et rébellion, Karl s’est efforcé de répondre aux normes bourgeoises et a vécu son homosexualité en secret. Une vie en parallèle livre un récit délicat, en retenue mais très évocateur des tourments intérieurs de Karl et du courage de s’ouvrir enfin malgré toutes les résistances.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.
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