Mathieu Sapin: « Faire un reportage sur les reporters, je trouvais cela amusant »

Après Feuilles de chou, sorte de making of en BD du tournage du film « Gainsbourg, vie héroïque », Mathieu Sapin revient avec Journal d’un Journal, récit de ses six mois en immersion au sein du quotidien Libération. Un album qui mélange récits en quelques planches et instantanés (souvent des phrases ou dialogues croustillants) pris lors de la conférence de rédaction. Interview.

D’où est venue cette idée de passer six mois à Libération?

J’avais fait un premier travail dans le même esprit, il y a deux ans: j’avais raconté les coulisses du tournage du film Gainsbourg, vie héroïque. J’avais passé six mois avec l’équipe du film, et je racontais cela dans Feuilles de Chou. J’ai eu envie de continuer l’expérience, en variant le sujet. C’est alors que j’ai recroisé la route d’un photographe, que j’avais connu sur le plateau de tournage du film. Il était lui-même photographe pour Libération à l’occasion. Il m’a dit« Je reviens de Libé, c’est un endroit vraiment marrant, il se passe plein de choses étonnantes, tu pourrais faire un livre là-dessus. »

Pourquoi un journal plutôt qu’une autre entreprise, et pourquoi Libération plutôt qu’un autre journal?

Parce que c’est ce que mon ami photographe m’a proposé ! Et puis j’avais une attirance pour ce journal. Libération, c’est un journal que je connais un peu mieux que les autres, parce que je le lis plus volontiers que les autres. Et j’avais aussi eu l’occasion de faire quelques illustrations pour eux.

On a pris contact avec les gens de la maquette et de la direction artistique, qui ont été adorables d’emblée. Je pensais qu’il allais falloir convaincre les gens, mais en fait ça a semblé très naturel.

Qu’est ce qui vous intéressait dans ce projet?

D’abord, je savais que comme Libération est un journal avec une identité, j’allais pouvoir y passer du temps, et essayer de comprendre comment fonctionnait cette machine, vue de l’intérieur.

Ce qui m’intéressait surtout, c’était d’ausculter la différence qu’il y a entre l’information telle que les journaux nous la livre, et la façon dont elle est traité par les journalistes sur le terrain. Et puis tout simplement, je trouvais amusant l’idée de faire un reportage sur les reporters.

Vous êtes tombé pendant une période très riche en actualité. C’était particulièrement intéressant, de faire ça au moment du tsunami au japon, de l’affaire DSK, de la mort de Ben Laden?

Oui. Quand j’ai commencé à venir à Libération, je m’attendais à une certaine routine. Ce que je voulais, c’était voir le quotidien du journalisme. Mais là, c’était spécial. Je voyais des journalistes aguerris qui disaient qu’ils n’étaient pas habitués à un tel déferlement d’info, et parfois cela perturbait l’organisation du journal.

C’est la deuxième fois que vous faisiez un reportage de ce type. Qu’est ce que ça change, de travailler à partir du réel, plutôt que sur un album de fiction?

Ca change beaucoup de choses, évidemment. Dans la fiction, je suis maître de mon rythme. Je travaille en fonction des idées qui me viennent. Et même lorsque je m’inspire d’événements réels, je digère les choses à mon rythme. Alors que là, je suis spectateur de quelque chose. Quand il y a Fukushima, il faut que je sois présent à ce moment là pour pouvoir être à même d’en parler. Du coup, ce rythme m’est imposé, je suis obligé de le prendre en compte. Mais très vite, je suis devenu comme les autres journalistes: dépendant du cours des choses. Ca créé une espèce de tension permanente, où l’on doit être tout le temps à l’affut, tout le temps en éveil.

Il y a aussi le fait que je parle de personnes réelles: il fallait que je fasse attention à ne pas pas dire et faire n’importe quoi. Je rapporte souvent des propose qui sont plus ou moins privés, c’est toujours délicat. Même si je m’efforce de prévenir les personnes, pour ne pas les prendre complètement en traître, ça change quand même les choses. Quand on fait de la fiction, on n’a pas tous ces problèmes. On dit ce que l’on veut, ça n’engage personne. Là, c’est plus fatiguant.

Dans cet album, il y a un côté « petite souris ». Comment on fait pour se faire oublier comme ça, quand on part en reportage?

Je pense que le dessin permet ça. C’est beaucoup moins encombrant qu’une caméra ou un appareil photo. Et je pose peu de questions, je me contente surtout d’observer, et de restranscrire ce que je vois, avec les risques que cela suppose: que je comprenne mal certaines choses, que je fasse des contresens… Mais c’est ma vision subjective que je raconte. Et comme je suis resté longtemps, les gens ne peuvent pas tout le temps contrôle la manière dont ils travaillent. Après, une certaine confiance tacite s’installe. Et puis, je suis quelqu’un de relativement discret.

Avant d’arriver sur papier, votre travail était publié par petites tranches, sur un blog. Ca a influencé le résultat final?

Dans un premier temps, j’ai commencé à prendre des « instantanés » pendant la conférence de rédaction du matin. J’attrapais une phrase au vol, que je trouvais soit insolite, soit décalée, ou parce qu’elle exprimait quelque chose sur l’actualité que l’on ne verrait pas de la même manière dans le journal. Ca me plaisait beaucoup, parce que ça donnait un contrepoint, et ça me permettait de comprendre qui faisait quoi dans ce journal, et de commencer à dessiner les personnes, à les attraper. Ces choses, que j’appellais « hors-contexte », ont beaucoup rempli le blog au début. Et j’en ai reproduites certaines dans le livre.

Les planches de BD, je les ai publié assez tardivement, et lorsque les gens au journal les ont vues, ça faisait déjà longtemps que j’étais là. Du coup, je ne pense pas que le regard des journalistes sur les planches ait influencé la fin de l’album. Mais le blog a aussi permis un retour en direct du lectorat. Les internautes faisaient des remarques en direct via les commentaires, remarques que je prenais en compte.

Vous allez faire d’autres projets de ce type?

Oui, le prochain sera sur les présidentielles. L’album sera publié après les élections, mais je publierais des choses sur le même blog, à Libération. Dès les primaires socialistes, le blog Journal d’un Journal va muter, et devenir Journal d’une campagne. Je suivrais les candidats, leur entourage, et aussi des gens de la rue, pour voir comment, dans les bistrots ou les transports en commun, les gens perçoivent la montée en suspense des présidentielles.

Article posté le jeudi 27 décembre 2012 par Thierry Soulard

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À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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