La journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove publient une enquête très fouillée sur l’histoire du remembrement, Champs de bataille. Un épisode qui reste douloureux dans les mémoires agricoles.
Une guerre qui ne dit pas son nom
Quatre ans! Il aura fallu quatre ans d’enquête à la journaliste-documentariste Inès Léraud pour faire revivre un épisode douloureux de l’histoire agricole française. Depuis Algues Vertes en 2019, sa première enquête coéditée par Delcourt/La revue dessinée, elle s’intéresse plus particulièrement aux thématiques environnementales et sociétales.
Le remembrement et son histoire souvent mouvementée en font partie. Une « histoire enfouie » comme l’indique d’ailleurs le sous-titre de ce récit, finement illustré par Pierre Van Hove. C’est un peu comme si l’on avait voulu recouvrir d’un voile pudique ces années d’après-guerre où l’Etat, hommes politiques et ingénieurs ont mené une « guerre à la terre et à la paysannerie ». Autant de protagonistes qui évoluent dans ce bien nommé Champs de bataille, un récit ultra-documenté de 192 pages.
A marche forcée
De 2015 à 2019, de la Bretagne où elle réside aujourd’hui en passant par le Limousin, les Ardennes, la Marne ou la Normandie, Inès Léraud a recueilli, non sans quelques difficultés parfois, témoins et acteurs du remembrement. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’État fait redessiner les terres agricoles. L’enjeu est de taille.
Il faut, pense ce dernier, regrouper ces terres pour en former des grandes, les adapter à la mécanisation qui vient, produire plus pour transformer le pays en puissance agricole mondiale. Dans les régions de bocage par exemple, les haies, les talus vont bientôt disparaître sous les lames des bulldozers. Une véritable marche forcée…
Imposé puis contesté
Mal connu hors des cercles d’experts et/ou de militants, le remembrement a pourtant été un phénomène déterminant, transformant en profondeur les paysages ruraux, modifiant durablement le tissu social paysan. Officiellement lancé dès les années 1950, sous l’égide du Plan Marshall, il a aussi engendré des tensions, parfois violentes. Ce fut le cas en Bretagne, où commence l’enquête d’Inès Léraud.
Des pétitions, des courriers puis bientôt des manifestations vont venir contrecarrer les objectifs d’un État qui reste sourd. Mais face à des paysans déboussolés, celui-ci sait opposer ses ingénieurs du génie rural dévoués à la cause, des syndicats agricoles persuadés de soutenir la cause du progrès.
Et quand ils ne veulent rien entendre et qu’il faut bien que force reste à la loi, on leur envoie dans les villages les bulldozers et les CRS… Le remembrement a pour beaucoup été vécu « comme une guerre », soulignent plusieurs témoins au fil de ce récit, « un traumatisme dont beaucoup ont eu du mal à reparler ».
Place aux archives
Destruction du bocage et de sa biodiversité, exode rural massif, tels furent quelques-unes des conséquences néfastes de ce remembrement. D’aucuns cependant y ont trouvé leur compte. On les entend aussi dans cet ouvrage. Si les auteurs ne cachent pas leurs convictions, ils laissent la parole au plus grand nombre.
A travers ce travail d’enquête sourcée, partisans et adversaires du remembrement s’expriment librement. Leurs témoignages sont enrichis, corroborés par des documents d’archives et le travail des historiens. Le lecteur soucieux d’en savoir encore plus consultera avec profit le cahier explicatif de 32 pages qui clôt ce récit.
Ce Champs de bataille vient opportunément combler un vide. L’histoire du remembrement, hors des travaux d’enquête, n’avait encore fait à ce jour l’objet d’aucun livre, fut-il dessiné…
- Champs de bataille. L’histoire enfouie du remembrement
- Scénario : Inès Léraud
- Dessin : Pierre Van Hove
- Éditeur : La Revue Dessinée/Delcourt
- Prix : 23,50 €
- Parution : 20 novembre 2024
- Nombre de pages : 192
- ISBN : 9413075134782
Résumé de l’éditeur. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’État fait redessiner les terres agricoles dans la plupart des campagnes françaises. Accessibilité des champs par des machines, regroupement des parcelles et disparition des haies et talus. C’est le « remembrement ». L’objectif est que la paysannerie produise davantage, que le pays atteigne son auto-suffisance alimentaire et que la France devienne une puissance agricole mondiale.
À propos de l'auteur de cet article
Jean-Michel Gouin
Passionné par l'écrit, notamment l'histoire, la littérature policière et la bande dessinée, Jean-Michel Gouin a été journaliste radio et presse écrite pendant une trentaine d'années à Poitiers.
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