Si vous avez lu Blankets ou Habibi, vous connaissez Craig Thompson. Et sans doute que vous attendez avec impatience le nouveau récit de ce grand artiste américain. Bonne nouvelle, le voici sorti. Ginseng Roots, publié par Casterman, c’est à la fois de l’autobiographie, et du reportage dessiné.
Ginseng Roots : Craig Thompson, ce Davodeau américain
De Craig Thompson, on connaît son éducation chrétienne fondamentaliste, de laquelle il a dû s’extraire. Mais sa famille, c’était plus que cela. C’était aussi un ancrage dans la boue et les champs, dans la production de Ginseng. Car cette racine si identifiée à la culture chinoise, est très largement produite dans le Wisconsin. Craig a travaillé toute son enfance dans les champs, au contact de nombreux pesticides. Une explication à la maladie qui lui pétrifie les os et le fait souffrir au quotidien ?
Comment aimez-vous votre Craig Thompson ?
Craig Thompson est un auteur polymorphe. L’autobiographie reste sa marque de fabrique, mais il a produit une magnifique fiction avec Habibi, Un Américain à Paris tenait aussi du reportage et il s’est même essayé à la BD jeunesse avec Space Boulettes, passé inaperçu dans nos contrées.
Ginseng Roots, en structurant plus directement l’autobiographie et le reportage, offre donc aux lecteurs une nouvelle facette pour cet auteur.
Ginseng Roots ou la sincérité d’un récit pudique et ouvert sur le monde
Commençons à parler un peu de vie privée. On peut s’y autoriser, puisque c’est dans le livre. Craig Thompson est donc malade. Le genre de maladie incapacitante au quotidien, qui lui impose notamment de se faire « casser » certains os, afin qu’il puisse retrouver de la mobilité. C’est un sujet de récit, c’est aussi un sujet pour accompagner l’analyse graphique proposée pour ce livre.
Craig Thompson est dans la période de sa vie où il souffre le plus à dessiner ? C’est là qu’il livre les planches les plus denses de sa carrière ! Du roman graphique, on retient souvent un dessin plus aéré, une façon pour les artistes de gagner du temps et produire plus de planches dans le même délai. Thompson a pu procéder ainsi dans Blankets. Certes, Habibi pouvait être plus riche dans le dessin, mais il n’était pas dans le niveau de détails proposé dans Ginseng Roots. Le peu de blanc qui est laissé, l’est pour illustrer des éléments… blancs. Il n’y a presque pas de vide dans ces planches. Les gouttières, ces espaces inter-cases, sont souvent des moyens d’apporter un peu de ce vide. Thompson les ignore très souvent, ne s’autorisant même pas cette respiration-là.
Une couleur pour nous flatter la rétine
Ce qui veut dire que les planches ne sont pas lisibles ? Non, au contraire… C’est juste que Thompson ne s’appuie pas sur le vide, pour guider la lecture. Il place ses éléments graphiques de sortes à créer des cassures, à entraîner le regard du lecteur dans la direction qu’il souhaite. Il s’appuie aussi sur la couleur rouge, qui accompagne noir, blanc et gris et casse régulièrement la potentielle monotonie, par de petites touches éclatantes.
Le rouge… Une couleur évidemment associée à la Chine et donc parfaitement adaptée à un récit sur une racine si intrinsèquement liée à la culture de ce pays. Le rouge du drapeau communiste, certes. Mais aussi le rouge des sceaux de cire, le rouge de tant d’œuvres d’art ou d’œuvres communes. L’artiste joue avec ses intensités, ses nuances, pour apaiser ou renforcer son propos.
Ginseng Roots : Thompson ne fait pas dans la demi-mesure
Ce défi graphique que semble s’être lancé Thompson, passe aussi par un souci de photo réalisme plus poussé que sur ses précédentes œuvres. Peintre du réel, l’auteur semble vouloir toucher au plus près de ce que sont les gens, les paysages et les objets qui ont accompagné autant sa vie que son reportage. Et dessiner des machines-outils, même avec des modèles, ça ne doit pas être ce qu’il y a de plus excitant… Et pourtant, Thompson se déchaîne. On imagine la difficulté de tenir cette précision sur 448 pages…
Mais en tant que lecteur, mine de rien préservé des conditions de création de l’œuvre, ce que l’on retient c’est la générosité de l’artiste. C’est le bien-être que l’on ressent en lisant les pages. L’incroyable jouissance de voir sous nos yeux, se dresser un dessin virtuose par ses qualités narratives.
Tout ce que vous vouliez savoir sur le ginseng et sur Craig Thompson
Et donc, l’histoire, dans tout cela ?
D’une certaine façon, Ginseng Roots est le pendant matérialiste de l’ouvrage spirituel qu’était Blankets. L’album nous éclaire sur la vie dans le Midwest américain. Il nous montre 50 années d’évolution économique. La place prise par les minorités asiatiques peu connues en France que sont les Hmong, par exemple (à retrouver dans la BD de Vicky Lyfoung, pour qui veut en savoir plus). C’est une vision de l’agriculture américaine, différente des clichés habituels, souvent tournés autour de l’élevage bovin et des immenses champs de céréales. C’est un questionnement de l’agriculture intensive et de ses effets sur le sol, comme sur les corps.
Ginseng Roots, une œuvre synthèse
Mais Craig Thompson dit aussi beaucoup de choses intimes, dans ce livre. Du rapport de ses parents à l’image qu’il a donné d’eux dans Blankets… Du rapport de son petit frère, graphiste publicitaire, à son dessinateur de frère. De l’absence de sa sœur, de son autobiographie. Et donc, de cette maladie qui le tourmente. Même s’il reste somme toute discret. Thompson ne veut pas que ce sujet phagocyte le reste. Il ne veut pas plus faire du Ginseng et de son agriculture, la cause de tous ses maux. Il adopte une position plus en retrait. Celle qui parle sans doute plus dans ce qu’elle ne dit pas, que dans ce qu’elle dessine.
Une des bandes dessinée de cette rentrée !
Ginseng Roots est un pavé. Craig Thompson a produit une nouvelle œuvre fleuve. Mais c’est une œuvre dans laquelle lecteurs et lectrices auront envie de rester. Que l’on aura plaisir à refermer sur un marque-page, pour mieux revenir lire la suite du récit. C’est un ouvrage intelligent, sensible et beau, dans lequel l’espoir n’est pas interdit, malgré un présent sombre.
N’est-ce pas une lecture indispensable, à notre époque ?
- Ginseng Roots
- Auteur : Craig Thompson
- Traducteurs : Laëtitia et Frédéric Vivien
- Éditeur France : Casterman
- Nombre de pages : 448
- Parution : 4 septembre 2024
- Prix : 27€
- ISBN : 9782203284371
- Résumé éditeur : 20 ans après Blankets, Craig Thompson nous livre un récit entre documentaire et biographie familiale. Enfants au début des années 1980, Craig, son frère Phil et sa soeur Sarah ont travaillé toutes leurs vacances dans les champs de ginseng du Wisconsin, afin d’aider leurs parents à joindre les deux bouts. De cette activité éprouvante, Craig a conservé l’amour des comics achetés avec l’argent gagné à la sueur de son front et des soucis de santé probablement causés par les pesticides massivement employés dans l’agriculture intensive. C’est en cherchant de nos jours un remède en médecine douce à ses problèmes qu’il en est venu à se pencher sur cette plante quasi miraculeuse, le ginseng. Entre documentaire et biographie familiale, le middle west et la Chine, une enquête qu’on dévore avec passion.