L’Ange Dada

Un ange passe mais je ne peux rester plus longtemps silencieuse après avoir lu les heurs et malheurs d’Emmy Hennings.

Dès le dessin de la couverture, je suis saisie par l’allure mélancolique de cette jeune femme habillée avec le raffinement d’une élégance de dandy et tenant entre ses mains une marionnette évoquant Hugo Ball dans une robe d’évêque créée par Marcel Janco; deux célèbres personnalités du mouvement DADA.

Le ton de la narration est ainsi graphiquement donné.  On ne joue pas à la poupée avec Emmy Hennings car elle a aussi assurément sa place d’âme, elle est l’Ange DADA.

Sous une histoire de l’Art écrasée par des noms d’hommes, on découvre à l’aune de ce roman graphique le rôle central joué par  ce patronyme féminin dans l’avènement du dadaïsme au début XXe siècle, un art subversif et séditieux dans lequel Emmy Hennings veut répondre aux con-sonnes par une voy-elle singulière.

Le cabaret des bulles de Comixtrip ouvre le rideau et offre sa liberté de ton à ce portrait féminin.

UNE ILLUSTRE MÉCONNUE ET CE N’EST CERTAINEMENT PAS LA FAUTE A VOLTAIRE

Née en 1885 à Flensbourg à la frontière avec le Danemark , Emmy est une enfant qui écoute la mer et observe les nuages. Sous ce regard, on mesure déjà toute la sensibilité créatrice de cette personnalité à part.

Dans sa vie où le ciel et l’enfer vont souvent être vases communicants, Emmy va connaitre l’errance, la prostitution, la drogue, la prison et la maladie. Mais malgré des paroles creuses et des promesses vaines qui lui seront souvent prononcées et sous sa frêle allure,  elle sera aussi cette femme qui revendiquera la force d’être « la maitresse de sa propre misère » et de sa part d’ombre.

Au travers d’une vie de bohème morcelée sur les sols de Munich, Paris et Zurich, elle ne semble pas désireuse de s’embarrasser des carcans que voudrait lui imposer la société. Emmy Hennings va être une muse envoûtante pour d’illustres personnalités qui vont traverser sa vie et elle fréquentera de nombreux artistes cosmopolites du monde d’avant-garde comme le  peintre et écrivain Höxter, le journaliste et poète Ferdinand Hardekopf, le critique littéraire Alfred Kerr ou encore les écrivains  Filippo Marinetti et Gabriele D’Annunzio.

Désirant se désolidariser de son image d’égérie, Emmy va souhaiter exister sous sa propre création. Malgré une âme torturée et un désarroi profond anesthésiés à la morphine , elle est cette artiste qui, tour à tour chanteuse, danseuse, poétesse et écrivaine,  subjugue par la véracité de son art mis à nu « Mes poèmes ne parlent que de ma réalité.ils sont mes veines ouvertes ».

En 1914, elle rencontre l’écrivain et poète Hugo Ball. A Zurich en Suisse , une terre de liberté pour de nombreux intellectuels réfugiés dans une Europe en proie à la guerre, ils ont l’idée de transformer la salle d’un bistrot en un lieu d’avant-garde artistique. Le 5 février 1916, ils inaugurent le cabaret Voltaire, une scène ouverte et anarchique où s’y côtoient des poètes, écrivains, danseurs et peintres exprimant des performances loufoques. Le cabaret Voltaire devient ainsi le berceau du mouvement artistique Dada, en guise de «protestation contre la folie  meurtrière de l’époque».

Emmy est souvent considérée comme la demeure de « l’âme du cabaret » et elle est d’ailleurs à l’origine de ce surnom enfantin DADA. Alors « pourquoi aucun historien de l’art ne s’en est-il fait l’écho ? Peut-être parce que je suis une femme ou qu’ils écrivent sans vérifier. » répond Emmy Hennings dans le roman graphique .

Le Cabaret Voltaire ne va exister que six mois, de février à juillet 1916, mais juste le temps nécessaire de faire émerger le mouvement Dada qui se veut créatif, provocateur et novateur. De ce « cabaret Voltaire qui fut une étoile filante parmi tes souvenirs », Emmy Hennings  tu « fais partie  d’un monde qui en inspire encore plus d’un ».

L’ange dada : UN ROMAN GRAPHIQUE POUR SAISIR UNE RÊVEUSE INSAISISSABLE ET UN ART INCLASSABLE

Editée chez Cambourakis et traduit par Christilla Vasserot, L’ange Dada est la biographie mélodramatique captivante d’Emmy Hennings des auteurs espagnols Fernando Gonzalez Viñas à l’écriture et José Lazaro à l’illustration n’est pas uniquement le seul ressort essentiel de ce roman graphique.

Sous leurs talents mixés pour la seconde fois pour dresser ce portrait féminin (ils avaient déjà travaillé ensemble en 2014 sur un autre roman graphique intitulé El último yeyé), les auteurs donnent également un relief  à un courant de pensée où toute action pouvait être considérée comme une œuvre d’art au-delà des limites de tous les codes académiques.

Concept déconcertant (et donc un peu dadaïste), le récit est quant à lui soigneusement  découpé en plusieurs chapitres pour structurer l’histoire d’une vie qui quant à elle s’est toujours voulue affranchie des règles, des contraintes et autres tutelles.Le crayon qui exerce son trait sur les expressions des visages exprime un fort intérêt à signifier que c’est avant tout une œuvre sur l’esprit et sur son manifeste.

L’ange Dada nous dévoile avec une foule de détails sous des graphismes monochromes, sobres mais soignés, ce que fut la vie de cette femme qui est souvent l’une des figures oubliées de la création du mouvement DADA.

A cette phrase : « Vous entendez ? Je suis Emmy Ball-Hennings. Sans moi, vous n’êtes personne. », je ne peux que répondre à Emmy que ce roman graphique fait  résonner le son de sa voix , illustre le sens de sa vie et qu’elle ne reste pas ainsi une Art-nonyme.

Article posté le lundi 24 mai 2021 par Gwénaëlle Le Mercier

L'ange Dada : heurs et malheurs d'Emmy Hennings créatrice du Cabinet Voltaire de Fernando Gonzalez Vinas et Jose Lazaro (Cambourakis)
  • L’Ange DADA : heurs et malheurs d’Emmy Hennings, créatrice du cabaret Voltaire
  • Auteur : Fernando Gonzalez Vinas
  • Illustrateur : José Lazaro
  • Editeur : Cambourakis
  • Prix : 22,00 €
  • Parution : 07 Avril 2021
  • ISBN : 9782366245592

Résumé de l’éditeur : Dans l’ombre portée par les noms, écrasants, d’Hugo Ball et Tristan Tzara, scintille celui d’Emmy Hennings (1885-1948), l’écrivaine, poétesse et actrice, qui donna l’impulsion décisive au mouvement dada en créant en 1916 son centre névralgique : le Cabaret Voltaire. Comète féminine et artistique à l’orée du XXe siècle, son existence sur scène, de Munich à Zurich en passant par Paris, se fait le catalyseur de l’univers bohème et intellectuel de l’époque. Maîtresse de sa misère comme de ses victoires, alternativement aidée et empêchée par des hommes, Emmy Hennings est une rêveuse insaisissable, une mélancolique qui aime dessiner des anges et observer les vagues, une adepte de la morphine qui la fait écrire. Bien plus que pour dada, c’est pour la liberté de créer en son nom et contre la facilité d’être une muse qu’elle bataille et vit sans relâche

À propos de l'auteur de cet article

Gwénaëlle Le Mercier

Passionnée de lecture et de course à pied, Gwénaëlle aime dénicher des trésors de bande dessinée. Instagrameuse influente en BD, elle aime les récits intimistes et humains. Son Insta : https://www.instagram.com/runforbook/

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