Plein ciel

Emile, 78 ans, se suicide et c’est tout son immeuble qui est bouleversé. Plein ciel relate l’effroi et les questions des résidents de cette haute tour après ce décès tragique. Pierre-Roland Saint-Dizier et Michaël Crosa dépeignent les portraits de ces personnes cohabitant parfois sans se connaître. Une jolie bande dessinée pleine de vie, d’amour et d’espoir.

Émile et le vide

Pourquoi Émile a-t-il décidé d’en finir avec la vie ? Pourquoi ce septuagénaire s’est-il défenestré ? Pour tenter de répondre à ces questions, le vieil homme a laissé des instructions dans une lettre posée sur sa table.

Il faut souligner qu’Émile a vécu de nombreuses années dans cette tour d’immeuble Plein ciel dans cette cité nouvelle des années 1960

Et si le vide qui remplissait sa vie l’avait fait tomber dans le vide ?

Stupeur et tremblements

La police arrive sur les lieux, en bas de l’immeuble. L’agent commence par recueillir les premiers témoignages. Personne, vraiment, personne ne comprend ce geste. C’est la stupeur qui envahit les cœurs des habitant.es de l’immeuble. Émile, lui si prévenant et gentil, comment a-t-il pu mettre fin à ses jours ? L’effroi laisse la place aux tremblements dans les esprits. Tout vacille, tout se bouscule.

Henriette et son époux, les gardiens du HLM, sont effondrés. La femme décide alors de se rendre chez Martine, l’amie de toujours d’Émile, pour lui annoncer la triste nouvelle.

Surtout que le vieil homme, dans sa lettre, n’explique en rien son geste. Il laisse d’étranges instructions. Henriette doit garder son énorme plante, tandis que les époux Vallère doivent s’occuper de son chat. Et si de l’au-delà, Émile continuait de nouer des liens avec eux et tentait d’entretenir les relations entre ces voisin.es…

Le geste indicible pour garder le fil

Tout de suite, en regardant la couverture, les lecteurs sont subjugués par cet immeuble en coupe. On y distingue la vie de plusieurs résident.es, dans leur intimité. On sent que l’on va entrer chez eux, au plus près, dans leur existence. La vue est simple, belle mais tellement évocatrice. Cette illustration avec un ciel bleu légèrement nuageux fait son effet. On veut ouvrir l’album.

Plein ciel raconte donc le suicide d’Émile, habitant de Plein ciel depuis des décennies. Cet acte est un prétexte pour aborder la vie des résident.es de cette grande barre de HLM. Il est le fil qui les relie. Un lien entre eux, entre lui et eux, entre la mort et la vie. Ou plutôt la vie tout court. Celle de gens qui habitent les uns à côté des autres, se connaissent, parfois se croisent, parfois discutent, parfois sont amis, parfois s’entraident mais parfois aussi ne se connaissent pas. Les murs des uns sont leur écrin et ne veulent pas en sortir, s’ouvrir aux autres. Et si la mort d’Émile était cette ouverture à l’autre ?

Plein ciel, quartier des coteaux à Mulhouse

Plein ciel, c’est un immeuble datant des années 1960. Cette décennie où il fallait loger énormément de gens aux revenus modestes. Alors comme sorties de terre, ces grandes barres d’immeuble poussent. On s’y entasse, on y vit et parfois on y survit.

Plein ciel, c’est le nom de deux tours de vingt-deux étages à Mulhouse où a vécu pendant vingt ans Pierre-Roland Saint-Dizier, le scénariste de la bande dessinée.

C’est dans le quartier des Coteaux que l’auteur réside avec sa famille au seizième. Il y puise donc des souvenirs pour écrire l’album. Après un livre pour célébrer les cinquante ans du quartier, Des hommes et des tours, rédigé avec Marie-Claire Vitoux et Didier Burcklen, en 2010, il poursuit son exploration de ces deux tours dans Plein ciel. Un récit qui se déroule dans les années 1990, décennie où les réseaux sociaux sont inexistants et où les habitant.es doivent se parler en vis-à-vis pour vivre ensemble.

Plein ciel, en plein coeur

Comme Pierre-Roland Saint-Dizier le confie au webzine M+ de la ville de Mulhouse, ce qu’il apprécie dans son immeuble, c’est : “La diversité culturelle, d’horizons, d’âges et d’origines qu’on y retrouve [qui] est très intéressante. Ce sont des lieux de cohabitation, d’échanges, de solidarité où chacun vit sa vie quotidienne. Les appartements, d’apparence similaire, sont en réalité très différents, chacun aménage le sien à sa façon.”

“J’avais envie de raconter une histoire se déroulant dans ce décor de béton qui, de l’extérieur, ne fait pas rêver… Pourtant, j’y ai passé une enfance heureuse.”

L’auteur de L’or d’El Ouafi imagine ainsi un récit choral où chaque habitant croisé dans les pages à un rôle à jouer pour tenter de comprendre Émile. L’intime se mêle aux autres dans Plein ciel. On est donc en plein coeur d’un “village à la verticale”. Une mini-société avec ses codes, ses heurts, ses malheurs, ses rires, ses enfants, ses parents, ses solitaires, ses disputes, ses amitiés et ses entraides.

Carrés empilés

Ces petits événements qui font le quotidien de Plein ciel sont magnifiés par une partie graphique très belle signée Michaël Crosa. Il nous avait donné envie de tourner les pages après avoir vu la superbe couverture. L’intérieur est aussi très beau. Pour sa première bande dessinée, ce dessinateur né à Gradignan réussit son coup. L’auteur a une vie singulière. Il est à la fois illustrateur et agriculteur dans le Var.

Il suffit de se pencher sur les doubles pages 6-7 ou celle 34-35 pour comprendre comment il va mettre en image Plein ciel. Des carrés empilés, comme si on empilait des vies, sont très beaux. En une case (un plan d’une pièce de l’appartement), il résume la vie et l’ambiance de ceux qui y habitent. C’est fort ! Quant aux couleurs à l’aquarelle, elles sont légères et chaudes. Il y a plein de vie dans les planches de Michaël Crosa.

Plein ciel : un petit théâtre de la vie, un village vertical entre intimité et ouverture aux autres. Une belle surprise de cette rentrée 2023.

Article posté le samedi 30 septembre 2023 par Damien Canteau

Plein ciel de Pierre-Roland Saint-Dizier et Michaël Crosa (Ankama)
  • Plein ciel
  • Scénariste : Pierre-Roland Saint-Dizier
  • Dessinateur : Michaël Crosa
  • Editeur : Ankama
  • Prix : 16,90 €
  • Parution : 1er septembre 2023
  • Pages : 96
  • ISBN : 9791033516965

Résumé de l’éditeur : Les habitants de la résidence Plein Ciel, une tour de 22 étages, menaient une vie paisible jusqu’à ce qu’Émile tombe du 17e étage. Dans l’immeuble, c’est la stupéfaction et l’incompréhension. Quel lourd secret Émile, 78 ans, portait-il donc ? Pourquoi n’en a-t-il jamais parlé à sa voisine de palier, Martine, pourtant si proche ? Autant de questions douloureuses qui ne laissent pas indifférents ses amis. Chacun tente de comprendre ce qui a bien pu se produire. Alors que la vie reprend lentement son cours, l’arrivée de Loïc et de Mickaël, qui s’installent dans l’appartement d’Émile, va soulever de nouvelles questions, au moment où le quartier est sur le point de tourner une page sur son passé…

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.

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