« Le dernier Chabouté ». Rare sont les auteurs dont on peut attendre le dernier opus, sans même se soucier de son sujet. Christophe Chabouté fait partie de ceux-là. Plus loin qu’ailleurs est donc son nouvel album, publié chez Vents d’Ouest. Une œuvre qui fait l’éloge de la simplicité et du fait de prendre le temps. Démontrant une fois de plus qu’il faut du talent, pour traiter avec intérêt le presque rien.
Plus loin qu’ailleurs : Franquin, Gébé, Chabouté, une lignée ?
Alexandre est gardien de nuit dans un parking. Cela fait des années qu’il suit la même routine, vivant la nuit, dormant le jour, ne croisant personne ou presque. Mais cette fois, Alexandre a décidé de prendre des vacances. Ce sera l’Alaska, les chiens de traineau et la grande épopée à la Jack London. Sauf que l’avion ne décollera jamais. Alors quoi faire de ses vacances, quand le souffle de l’aventure a fait pschitt ?
La force graphique de Chabouté
Quand on attend un Chabouté, on attend un certain dessin. On attend un crayon fin, des noirs intenses et massifs, des blancs éclatants. On demande des regards emplis d’humanité et une réalité retranscrite dans une économie de trait qui montre pourtant tout.
Bonne nouvelle, tout ce que vous aimez est là. Il suffit de feuilleter quelques pages pour s’en convaincre. Rigueur, précision et empathie, voilà bien un triptyque que l’on ne trouve que chez lui.
Le langage graphique de Chabouté
Lire un Chabouté, c’est aussi attendre une certaine folie créatrice. L’artiste maîtrise les codes de la narration graphique, il l’a démontré depuis bien longtemps (et notamment Tout seul). Il parle la langue de la bande dessinée et il nous la rend compréhensible.
Dans Plus loin qu’ailleurs, cela passe par plusieurs éléments.
Vous trouverez d’abord des carnets de croquis. Car Alexandre, le héros, est un dessinateur lui-aussi. Chabouté utilise cet artifice pour montrer la perception qu’un dessinateur aurait eu de la réalité se dévoilant sous ses yeux. Papier marron, comme un carnet à dessin, crayon, craie, croquis, tous les codes sont présents pour favoriser cette mise en abyme.
Mais tout ceci n’est que la retranscription du monde, faite par le prisme de la sensibilité de l’artiste. C’est ce que l’on appelle une médiation. Il y a une pensée, un geste, qui transforme le réel. Et avant cela, il y a la perception, le regard. Il y a la prise d’information, le fait de regarder autant que de voir. Cette étape préalable, Chabouté la met en scène aussi. Cela passe par l’organisation des angles de caméra dans les cases. Cela passe aussi par la couleur, chose rare dans l’œuvre de notre bédéaste. Elles arrivent ici par touches. Elles expriment une attention qui se porte sur les détails, sur ce qui n’est pas important et que le héros va prendre le temps d’observer. Mais ce sera aussi l’expression de son action sur le monde, dans cet univers noir et blanc qui ne sait pas qu’il ne possède pas de couleurs.
Chaque parti pris graphique répond à une intention de l’artiste. « Show don’t tell » dit une expression liée au cinéma. « Montre, ne dit pas », traduit-on en français. Parce que montrer, c’est raconter sans passer par les mots. C’est toucher le plus directement l’âme humaine.
Une histoire de Chabouté
Tant de temps passé à vous parler dessin, après un énigmatique résumé de l’album. Mais alors, de quoi parle-t-il concrètement, ce livre ?
Il raconte avec une fausse simplicité, la vie banale d’un type normal, d’un gars qui ne compte pour pas grand monde. Il parle de l’appel de l’aventure, qui vous emmène dans le Grand Nord avec Jack London, au Mordor avec JRR Tolkien ou dans une galaxie très lointaine avec Georges Lucas. Et il nous dit que cette aventure, elle peut aussi se vivre avec plénitude dans notre environnement quotidien.
Christophe Chabouté, dans Plus loin qu’ailleurs, appelle ses lecteurs à prendre le temps, à sortir de notre société qui remplit de tout chaque seconde de nos vies. Nous ne sommes jamais inactifs. Nous ne prenons que rarement le temps d’observer profondément ce qui nous entoure et qui, pourtant, recèle sa part de beauté, pour peut qu’on veuille la voir.
Banalité affligeante du quotidien : ou pas ?
Alors oui, Alexandre s’installe une semaine dans l’hôtel en face de chez lui. Son changement de vie est un changement de rythme. Ralentir, oui, mais surtout, vivre le jour et ainsi, croiser les hommes et les femmes qui vivent autour de lui sans qu’il ne les voie. Enfin, il prend le temps de regarder ce qu’est sa vie. Ce que beaucoup d’occidentaux ont eu l’occasion de faire en 2020 pendant le confinement. S’arrêter devient un acte révolutionnaire intime, une remise en cause des évidences que l’on ne questionne plus. Cette pause mènera-t-elle vers de grands destins, des actes héroïques incroyables ? Probablement que non. Probablement qu’Alexandre ne sera jamais un héros. Mais il devient peu à peu acteur de sa vie. Et rien que cela est déjà énorme, quoi qu’il fasse ensuite de ce pouvoir qu’il découvre. Il se fera une vie meilleure, il rendra la vie meilleure à d’autres gens autour de lui. Et c’est bel et bien.
Plus loin qu’ailleurs, une bd politique qui ne le dit pas
Comme un Gaston Lagaffe de Franquin, l’Alexandre de Chabouté est un personnage éminemment politique en ce sens qu’il remet en question l’ordre établi dans un acte individuel, qui pourra nourrir un mouvement collectif. Plusieurs décennies après, le message du bédéaste belge conserve une triste réalité dont le bédéaste français se fait le porte-parole à son tour. « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste » écrivait Gébé dans l’An 01. Passerons-nous à l’acte ?

- Plus loin qu’ailleurs
- Auteur : Christophe Chabouté
- Éditeur : Vents d’Ouest
- Nombre de pages : 152
- Prix : 24€
- Date de publication : 07 mai 2025
- ISBN : 9782749310015
Résumé éditeur : Partir en restant L’Alaska, la dernière frontière… Cette contrée sauvage et hostile, le rêve de chaque aventurier voyageur… J’ai rêvé de partir au bout du monde, arpenter ses grands espaces. Mais j’ai été contraint de rester Alors je suis parti en restant… J’ai attrapé des poissons trompettes, des canards striés et des lièvres à écharpes. J’ai pisté les traces et les empreintes de la faune locale. J’ai réussi à piéger un gibier inconnu. J’ai dompté un ours malgré une désinsertion partielle de l’extrémité astragalienne du faisceau péronéo-astragalien antérieur. J’ai vu tout ce qu’ils ne regardent plus, écouté et voyagé avec la musique d’un joli mot. Observé une chaise, prêté l’oreille à la couleur du son. J’ai valsé avec le futile et l’insignifiant, reconsidéré le négligeable… J’ai exploré et consigné les us et coutumes de cette contrée qui m’était si inconnue : le coin de ma rue… « Partir en restant ». On peut résumer par ces quelques mots l’aventure singulière que va vivre le nouveau héros de Chabouté. Après Musée et Yellow Cab, l’artiste, toujours en fin observateur, nous invite à saisir la poésie du moment banal, à chercher l’insolite ou à le provoquer, à s’étonner et à se surprendre de ce que l’oeil a déjà vu mille fois. Avec grâce, Chabouté nous offre un savoureux voyage, un voyage juste un peu plus loin qu’ailleurs, et nous redonne ce que la Société moderne nous prend : le temps de rêver.
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