Red Room : Monstre Batard

Après sa très belle série consacrée à l’histoire du Hip-Hop (Hip Hop Family Tree), Ed Piskor, l’un des enfants terribles de la BD indépendante Américaine, revient avec une création complètement maso, mélange de Dark Web, Snuff Movie, morts à la pelle et pop culture. Attention, ce Red Room n’est pas à mettre sous toutes les pupilles…

CASSETTE MAUDITE

Le snuff movie a toujours eu la dent dure et pour cause : l’appeler, le suggérer file parfois plus de frissons que de regarder un film d’horreur lambda. Le snuff est une vidéo, format court ou long métrage qui met en scène le meurtre, le viol, la torture ou le suicide d’un ou plusieurs individus. Il ne montre rien d’autre que la réalité, ce qui signifie que les zigues que l’on peut voir souffrir à l’image finissent en général leur chemin de croix direct au cimetière le plus proche. Ou dans une assiette. C’est au choix.

Dans le genre, l’excellent premier film d’Alejandro Amenabar, Tesis, explore la mythologie qui entoure ces vidéos. Dans le film, l’horreur est surtout psychologique, la cassette contenant la vidéo devenant une sorte d’artéfact presque maudit. Les snuffs conserve l’idée d’être une légende urbaine, un fake pour faire mousser, un champ des possibles dans lequel grandissent tous les fantasmes imaginables. 

Une question reste cependant en suspend : est-ce vraiment le cas ? Dans un récent livre qu’elle a consacré au sujet, la journaliste Française Sarah Finger le formalise : les snuffs sont de la pure invention. Pourtant, des vidéos de la sorte existent par milliers sur le net, certaines servant même de moyen d’intimidations entre gangs rivaux. Alors qui croire ? C’est dans ce terrain ouvert à sa fascination pour l’étrange et le glauque qu’Ed Piskor a construit sa nouvelle bande dessinée: Red Room. 

L’HORREUR EN CATALOGUE

A l’heure d’internet, le support VHS a évidemment perdu de sa superbe. Il est ici question de découvrir l’envers du décor d’une Red Room, une plateforme ultra-confidentielle abritée dans le Dark Web (lui aussi moteur de fantasmes à n’en plus finir) dans laquelle les internautes payent en bitcoin et en direct, pour voir un individu se faire désosser dans les souffrances les plus ultimes.

Piskor nous balade ainsi dans les coulisses de sa fabrication, nous rends témoins de son visionnage à travers les lives d’une galerie de personnages tous aussi maniaques les uns que les autres. Et qu’on se le dise, il n’a pas de fourmis dans les poignets dès qu’il s’agit de montrer l’horreur : décapitations, démembrements, langues percées, têtes explosées, globes oculaires arrachés de belles manières… tout y passe dans un joyeux catalogue de sévices bien énervés.

Graphiquement, on lorgne du coté des pontes du comics noir des années 1980, James O’Barr, Vince Locke ou encore Kevin Eastman et Michael Zulli en tête. Dans la cahier de recherches visuelles qui accompagne le livre, on y voit le spectre de Massacre à la Tronçonneuse, Cannibal Holocaust, de films allant de la série B à la série Z ou encore les oeuvres de Pasolini parmi de nombreuses autres références. Elles ont pour la plupart biberonnées Piskor dans son adolescence.

Le débat sur les snuff movies pose la question de notre fascination pour la violence réelle mais Piskor se moque de l’impact sociétal. S’il tente de donner corps au public de ses Red Rooms (avant tout de gens plein aux as), la cible est facile et faussement politisée. Red Room est avant tout une récréation géante dans l’univers de son auteur. Il s’amuse et nous aussi mais la mayonnaise mets du temps à prendre.

JAMAIS DEUX SANS QUATRE

Le livre est divisé en quatre chapitres. Les deux premiers épisodes sont surtout le déploiement d’une violence hyper gratuite et complaisante, salvatrice pour celui qui la décharge, peut-être moins pour celui qui s’en prends plein la tronche. Le gore y est frontal et putassier à force d’être enfermé dans un habillage pop culture qui veut faire étalage de ses références, aussi revendiquées et intéressantes soient-elles.Voulue comme une provocation évidente, la série a même été interdite dans plusieurs pays. Mais autant être honnête, à la lecture de ces deux premiers segments, j’ai failli lâcher l’affaire tant il ne se dégage aucun intérêt d’un ensemble un peu bordélique (si Piskor est un excellent dessinateur, c’est moins vrai dès qu’il s’agit de pondre un scénario). 

De la même façon, la narration ne va pas sans une certaine redondance visuelle, que ce soit dans la manière dont Piskor dévoile ces meurtres (il nous place en tant que visiteur des Red Rooms grâce à une fenêtre internet totalement dépouillée, à la manière d’un live Twitch) ou des tics visuels qui reviennent régulièrement et alourdissent un ensemble déjà pas léger léger. Un meurtre sur les quelques uns qui parcourent le livre s’avère particulièrement jouissif. Il fait d’ailleurs office d’une pleine page très graphique et a même l’honneur de la couverture de ce premier tome.

De son propre aveu, le quatrième segment est celui qui lui aurait permis de trouver son rythme de croisière. Ce n’est pas totalement vrai. Dès le troisième chapitre la construction diffère et ce à partir du moment ou Piskor injecte enfin une intrigue derrière son sujet plus que de faire état de sa fascination pour lui. Si le gore n’est évidemment pas évité (et c’est tant mieux), il sert différemment les histoires. Le dernier segment est même la preuve d’une intelligente digestion d’influences rétro et d’idées au service du récit de la vengeance d’une femme qui a perdu son père dans une Red Room. Si la suite prend le chemin pavé par cette dernière histoire, la série pourrait vraiment devenir intéressante. En l’état, elle claudique encore comme un monstre bâtard. 

Article posté le jeudi 15 décembre 2022 par Rat Devil

Red Room 1 d'Ed Piskor (Delcourt)
  • Red Room, le réseau anti-social
  • Auteur: Ed Piskor
  • Editeur : Delcourt
  • Prix : 23,95 €
  • Parution : Septembre 2022
  • ISBN : 9782413043461

Résumé de l’éditeur : Goblin est un dérangé qui diffuse sur sa chaîne des actes de tortures innommables à l’abri dans les zones d’ombre du Dark Web. Son public le soutient à coup de Bitcoin et de commentaires salaces. Davis Fairfield, lui, enterre sa femme et sa cadette renversées par un ivrogne et se retrouve en charge de sa dernière fille, Brianna.

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