Sombres citrouilles

Malika Ferdjoukh nous fait découvrir sous le dessin de Nicolas Pitz une famille toute particulière, la famille Coudrier lors de l’anniversaire du patriarche. En se concentrant sur les regards des plus jeunes, on découvre le langage et le point de vue de chacun, qui viennent enrichir l’univers et les particularités poétiques de l’enfance. On se rappelle de Quatre sœurs de Malika Ferdjoukh et Cati Baur dans lequel on faisait la connaissance des cinq sœurs de la famille Verdelaine, les quatre albums portent le nom des 4 sœurs les plus jeunes, on y découvre les épopées passionnées, poétiques et pleines d’humour de ces 5 jeunes filles Enid, Hortense, Bettina, Geneviève et Charlie laissées trop vite orphelines. Sombres Citrouilles vient s’inscrire dans la même veine : l’histoire est peut-être plus « sombre », plus tragique presque, mais on retrouve le même rapport à l’enfance, la même naïveté du regard des plus jeunes.

Une atmosphère hitchcockienne

Les couleurs de l’album sont celles de l’automne bien évidemment. Elles sont douces et mélancoliques, presque secrètes aussi car, Halloween, étant le temps des mystères, quoi de mieux que cette fête pour en déloger un. Les images de Nicolas Pitz sont celles d’une campagne faite de plaines, de champs, de forêts et au centre une large demeure, seule au milieu de la nature, elle rappelle ce tableau Edward Hopper « Maison près de la voie ferrée » ou Manderley dans « Rebecca » de Daphné du Maurier.

La maison, le centre des drames familiaux, cette grande bâtisse au milieu de nulle part est représentée au début de l’album dans une magnifique double page, elle suggère le mystère et les secrets chuchotés au détour d’un couloir. Cette grande plaine autour de cette bâtisse : le calme, la nature, la solitude aussi. Tout inspire le mystère d’un drame policier. D’autres doubles pages surgissent dans l’album comme de grands plans séquences cinématographiques. Ils cadrent l’action, comme une plongée dans le décor, une immersion. Ils participent au drame et au suspens, ils font penser à l’atmosphère d’un drame hitchcockien.

D’autre part, le traitement de l’obscurité par l’auteur de Montana 1948, de la nuit, donne une intensité forte à la narration. Elle est presque immersive. On distingue les personnages à travers de légers traits, mais on a l’impression qu’eux progressent à l’aveugle, comme dans une enquête, plongés dans l’obscurité. Notre histoire débute la journée du 31- comme celle d’une journée d’automne- et se termine la nuit – celle d’Halloween, ainsi la nuit revêt une force nouvelle avec cette obscurité qui tombe sur tous les protagonistes. Elle sera le sommet de l’intensité dramatique car, à l’heure du crime vient aussi le temps de la vérité.

Sombres citrouilles : un polar à suspense

Dans Sombres citrouilles, on assiste d’abord à une histoire de famille : celle de la famille Coudrier qui se retrouve tous les ans pour l’anniversaire de Papigrand née un 31 octobre, le jour d’Halloween. Mais cette fois-là, ce ne sera pas juste l’occasion d’un anniversaire. Comme dans une enquête d’Agatha Christie, on ouvre l’album sur un corps mort, tous les protagonistes et suspects potentiels sont réunis autour d’un évènement majeur, et nous apprenons qu’ils sont tous plus ou moins suspects et impliqués au fur et à mesure de l’histoire, plus précisément de la journée même. Les révélations et actions sont rythmées par les heures qui se succèdent, l’horloge sonne, donnant le rythme au drame, maintenant le suspens, parfois même de manière envahissante, jusqu’à minuit, l’heure de la révélation finale…

Sombres citrouilles : Deux mondes s’affrontent

D’un côté, il y a le monde adulte, un monde rempli de secrets sombres et honteux, un monde fait de faux-semblants, le monde qui est censé donner l’exemple aux générations futures mais qui sombrent dans ses douleurs, ses chantages, ses mensonges. Adultes dominés pas le drame, sclérosés pas l’intolérance, enfermés dans leurs situations et leur statut social, étouffés entre ce qu’ils sont censés être et leurs envies, au lieu d’être tout simplement. Des adultes abîmes par leur vie et leurs choix.

En face il y a le monde de l’enfance, de l’encore-innocence. Innocence dans la non-connaissance des drames que connaissent alors les adultes. Les enfants font éclater la Vérité et les vérités, dans sa terrifiante brutalité. Ils sont férus de liberté, gambadant dans la campagne de la propriété, ils sont imparfaits mais s’acceptent finalement, ils tentent de s’émanciper de leur condition et partagent les secrets.

Dans l’atmosphère feutrée et funeste d’un Halloween automnal un peu sordide, on assiste à la libération de la vérité de secrets familiaux que l’on sait toujours bien gardés. Au travers des personnages toujours très imparfaits, très humains et certains très attachants, Malika Ferdjoukh et Nicolas Pitz dépeignent un malaise social d’êtres trop bourgeois pour être libres d’aimer une personne en dehors de leur statut. C’est avec une subtilité teintée de mélancolie que les secrets trop longtemps ensevelis ressurgissent. Halloween en est le cadre, l’atmosphère mélancolique et délicatement terrifiante mais le fond est la famille et la pression qu’elle inflige. Au travers d’une enquête menée pas un groupe d’enfants qui découvrent un cadavre abandonné dans un champ de citrouilles, les pièces du puzzle s’imbriquent et déclenchent la libération des secrets et, plus importants, des êtres qui composent cette famille.

Article posté le jeudi 30 avril 2020 par Marthe Gallic

Sombres citrouilles de Nicolas Pitz et Malika Ferdjoukh (Rue de Sèvres)
  • Sombres citrouilles
  • Scénariste : Malika Ferdjoukh
  • Dessinateur : Nicolas Pitz
  • Éditeur : Rue de Sèvres
  • Prix : 16 €
  • Parution : 23 octobre 2019
  • ISBN : 9782800174655

Résumé de l’éditeur : Aujourd’hui, 31 octobre, trois générations de Coudrier sont réunies à la Collinière, la grande demeure familiale entourée de forêts et d’étangs, pour fêter, comme chaque année, l’anniversaire de Papigrand, le patriarche. Comme c’est aussi Halloween, Mamigrand a envoyé les petits chercher des citrouilles au potager pour les voisins américains. Mais dans le carré de cucurbitacées encore enveloppé des brumes de l’aube, il y a comme un pépin. Un homme étendu de tout son long, plein de taches rouges, silencieux. Mort. À première vue, personne ne le connaît. L’affaire pourrait donc n’être pas si grave que ça. Le problème, c’est que dans la famille, il y a au moins trois mobiles criminels possibles. Donc trois assassins potentiels. Sans compter tous les secrets qu’on n’a pas encore découverts…

À propos de l'auteur de cet article

Marthe Gallic

Passionnée de théâtre et de littérature, Marthe aime les livres et les adaptations de romans en bande dessinée. Elle vous partage ses petites pépites.

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