Sur un air de fado

Avec son nouvel album Sur un air de FadoNicolas Barral nous embarque à Lisbonne, en pleine dictature militaire de Salazar. Il brosse un portrait vivant, tout en demi-teintes d’un médecin portugais entre détachement et blessure secrète…

Portugal, été 1968

Fort d’Estoril, Portugal, 3 août 1968. Le dictateur Salazar, âgé de 79 ans, est victime d’une chute de chaise en lisant son journal…

Dans un immeuble populaire de Lisbonne, la jeune Maria rapporte au docteur Fernando Pais sa chemise fraîchement repassée. Ce dernier l’enfile et se dirige comme chaque matin vers son premier patient.

Dans la rue, un groupe d’enfants ramasse une crotte de chien, l’enveloppe dans un papier de journal et va déposer le colis enflammé à l’entrée de la P.I.D.E*.… Un homme sort du bureau, se tache abondamment en piétinant le journal. En s’enfuyant, l’enfant est arrêté par un de ses collègues et se fait malmener. Grâce à l’intervention du docteur, l’enfant s’échappe en lançant un “À bas Salazar !” rageur.

Le médecin monte tranquillement dans les étages, pour rejoindre un bureau médical et faire une injection à son premier patient, un des hommes de la P.I.D.E. Puis, il rejoint son cabinet personnel.

La mélancolie et la violence en musique

Le Fado, synonyme de “Destin”, est une musique portugaise traditionnelle mélancolique accompagnée par des instruments à cordes pincées. Dans les années 50, ce style populaire fut vécu comme une forme de résistance à la dictature de Salazar.

Avec ce titre inspiré et symbolique, Nicolas Barral nous transporte au temps du dictateur, plus précisément à la fin de sa vie. À Lisbonne, nous faisons connaissance avec Fernando Pais, un médecin généraliste, qui vit sa vie simplement n’aspirant qu’au bonheur simple. Ce n’est pas une âme exaltée, et pourtant, dans les années 50-70 au Portugal, il y a de quoi s’insurger. Depuis que Salazar est au pouvoir, il bâillonne les voix de ces opposants, en particulier les communistes, grâce à la P.I.D.E. la police politique violente et omnipotente. De par son métier, Fernando en sait quelque chose. Il a ses entrées comme médecin à la P.I.D.E. et sait comment la police personnelle du pouvoir traite ses interrogatoires de façon musclée…

Un homme simple

Fernando Pais ne cherche pas le conflit, il cherche juste à vivre. Il faut dire qu’il a payé assez chèrement une jeunesse un peu rebelle, et un engagement motivé par l’amour…

Sur un air de Fado est un portrait d’un homme sans chichi ni grandes théories, à travers deux moments de sa vie. Nicolas Barral ne juge pas cet homme qui recherche la douceur de vivre sur les bords du Tage et pratique son métier avec bienveillance et humanité. Non, ce n’est pas un révolté, mais il n’est pas ignorant pour autant. Il semble juste détaché…

Changement de cap

Jusqu’à présent, Nicolas Barral nous avait habitués à des albums très différents. L’aventure (Les Ailes de plomb), l’humour de situation débridée (Baker Street, Les Aventures de Philip et Francis, Dieu n’a pas réponse à tout, Les Cobayes, Le guide mondial des records), en passant par des adaptations de Nestor Burma dans le style graphique de Tardi. C’est un dessinateur caméléon, qui s’adapte à son sujet.

Même si j’adore les délires visuels de Nicolas Barral, quand il croque ses personnages, j’ai apprécié ce changement à 360°. Pour la première fois en solo, il tente (avec brio) le récit personnel, intimiste et sensible.

Un graphisme tout en subtilité

Nicolas Barral nous offre avec un dessin très sobre, tout en délicatesse. Le trait est assez simple, sans fioriture et se concentre sur l’essentiel. Particulièrement attentif au cadrage de ses cases et au langage corporel, il laisse vivre des scènes contemplatives, sans dialogues. Dans ces moments de silence, l’amour, la rancœur, le désespoir, toutes les émotions s’expriment dans ces petits détails.

Sa mise-en-couleur toute douce accompagne ce choix graphique tout en sobriété. Au long de ces 160 pages, nous nous approchons toujours un peu plus près de la vérité de cet homme, médecin, qui a choisi de vivre sa vie, sans intervenir dans celle des autres.

Sur un air de fado : Une histoire inspirée

L’histoire inspirée de Pereira prétend de Tabucchi (déjà mise en image par Pierre-Henry Gomont dans une très belle bande dessinée), soulève avec légèreté des questions profondes. Comment vivre dans un régime totalitaire sans s’impliquer ? Abandonne-t-on ses révoltes de jeunesse et à quel prix ? Comment entrer en résistance ? Que cherchons-nous dans la vie ? Chacun y répondra à sa manière. Moi, j’ai beaucoup aimé ce récit simple (en apparence), qui a l’élégance de ne pas prendre parti, ni de juger et vous invite à partager ce beau récit qui sonde l’âme portugaise, l’air de rien….

  • *PIDE : Police Internationale et de Défense de l’État
Chronique de Jacques Viel
Article posté le mercredi 20 janvier 2021 par jacques

Sur un air de fado de Nicolas Barral (Dargaud)
  • Sur un air de fado
  • Auteur : Nicolas Barral
  • Editeur : Dargaud
  • Prix : 22,50 €
  • Parution : 22 janvier 2021
  • ISBN : 9782205079593

Résumé de l’éditeur : Lisbonne, été 1968. Depuis 40 ans, le Portugal vit sous la dictature de Salazar. Mais, pour celui qui décide de fermer les yeux, la douceur de vivre est possible sur les bords du Tage. C’est le choix de Fernando Pais, médecin à la patientèle aisée. Tournant la page d’une jeunesse militante tourmentée, le quadragénaire a décidé de mettre de la légèreté dans sa vie et de la frivolité dans ses amours. Un jour où il rend visite à un patient au siège de la police politique, Fernando prend la défense d’un gamin venu narguer l’agent en faction. Mais entre le ? ic et le médecin, le gosse ne fait pas de distinguo. Et si le révolutionnaire en culottes courtes avait vu juste ? Si la légèreté de Fernando était coupable ? Le médecin ne le sait pas encore, mais cette rencontre fera basculer sa vie…

À propos de l'auteur de cet article

jacques

Designer Digital, je lis et collectionne les BD depuis belle lurette. Ex Rédacteur en chef d’Un Amour de BD, j’aime partager ma passion pour ce média, et faire découvrir les pépites que je croise. Passionné par la narration sous toutes ses formes, je suis persuadé qu’une bonne BD a autant de qualités qu’un autre produit culturel (film, livre, disque…) et me fais fort de vous l’expliquer.

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