Après la bible Underground parue en 2021 chez Glénat, le tandem Arnaud Le Gouëfflec-Nicolas Moog récidive avec Vivre Libre ou Mourir. Exit les destins d’artistes venus du monde entier. Si elles sont toujours aussi multiples, ces histoires racontent la France des années 80 face à sa culture rock alternative. En invité surprise, les premiers pas du monstre Front National dans l’échiquier politique français.
Ils nous avaient laissé sur un pavé, une île en mouvement perpétuel logée en plein milieu de l’océan bande dessinée. Sans marcher dessus, ni le soulever pour savoir si la plage se trouvait bien en dessous, on avait simplement ouvert et plongé. Avec Underground, Arnaud Le Gouëfflec au scénario et Nicolas Moog au dessin, proposaient une immersion dans les eaux profondes de la musique alternative et comme son nom l’indique, souterraine. Il était question de chroniques, d’histoires de 7 pages à peine, puisqu’elles tirent leurs origines du trimestriel d’information La Revue Dessinée.
NOOB
Cette fois, la question est différemment documentée. Les artistes racontés dans Underground étaient bien souvent passés de vie à trépas. Le scénariste avait dû composer avec son rapport à la musique et la documentation existante pour assurer son immersion. La plongée de Vivre Libre ou Mourir est en cela différente que les moniteurs nous accompagnent du début à la fin : cette nouvelle bande dessinée raconte l’émergence du rock libre en France « par celles et ceux qui l’ont fait, qui ont vécu cette période. L’idée était (…) de créer un puzzle cohérent avec les témoignages des uns des autres, pour avoir leur point de vue et leur ton. » explique Le Gouëfflec.
Vivre Libre ou Mourir élague le champ de la mutation du punk autant que l’explosion du rock alternatif à partir de 1981, date charnière de l’arrivée de la gauche mitterrandienne au pouvoir. Pour celles et ceux que le sujet intéresse, le livre s’impose, à légal de son prédécesseur, comme une mine d’informations et de documentation, tout en s’éloignant avec talent de l’exercice tarte à la crème que représente aujourd’hui la BD documentaire.
Le point de vue est construit de manière éminemment informative mais aussi très personnel, prenant comme ligne de départ le fait que les auteurs n’étaient pas des rouages actifs de sa diffusion mais de total inconnus qui le découvrent à sa mort. La comète de ce qu’ils nomment « la dernière grande aventure rock » venait de leur passer sous le nez. « On commençait à peine à en définir les contours que c’est déjà la fin. »
On pourrait ainsi craindre la mise en page d’un écrin doré, d’histoires engoncées dans leurs nostalgies (elles ont plus de quarante ans), dans une espèce de réunion de papys et de mamies gueulardes, borgnes ou édentés au casting trois étoiles. Un Ocean’s Eleven à crête qui réunit Rémi Pépin, Les Béruriers Noirs, Antoine Chao, David Dufresne, Didier Wampas, Eric Debris, Jean-Yves Prieur, Karim Berrouka, Louis Thevenon ou encore Virgnie Despentes parmi quelques autres.
Si le style et la posture sont bien de mise, cette fois il ne s’agit pas de braquer un casino par amour mais plutôt de torpiller la médiathèque et mieux la regarder cramer. Derrière sa fringante apparence, Vivre Libre ou Mourir brille de nombreuses facettes aussi contradictoires que réjouissantes.
COURANT DOUBLE
Le sujet qui sert de toile de fond au récit est la même question posée à toutes et tous : c’est quoi le punk ? Ça veut dire quoi être punk ? Pour les auteurs, il s’agit avant tout d’un virus, « d’une rage de créer, de la quête d’une sauvagerie perdue, du refus de toute compromission » qui existe depuis longtemps mais trouve un point d’orgue à ce moment précis de l’histoire culturelle de notre cher hexagone.
Appliquée à chacun des groupes racontés, la définition se trouve multipliée, diversifiée, jamais figée, comme si les acteurs de cette histoire, déguisés en Marianne crapule, semaient la graine de leur fleur dans un champ libre. La beauté du geste fait que toutes ces espèces cohabitent en un ensemble foutraque, sombre et magique. Ces destins font et défont les mythes, montrent ces âmes vivants leur monde en tentant de l’appliquer de la manière la plus pure à un art qu’ils vivaient comme un presque sacerdoce.
L’arrivée du punk ressemble ainsi à une rivière à double courant : un premier qui marie dandysme et provocation et un second qui prends conscience et s’insurge. Beaucoup des groupes qui émergeront à partir de 1981 laisseront de côté la posture et viendront armés d’une conscience politique orientée très gauche, voire extrême gauche, taillant leurs convictions dans la pierre de l’époque.
Les pavés de Mai 68 déjà jetés, le contexte dans lequel ces groupes naissent est fort en gueule et tire le portrait d’une France aussi passionnée que passionnante. Entre la culture des squats, l’arrivée des radios libres, la naissance de SOS Racisme ou encore la mort de Malik Oussekine, le rock de Vivre Libre ou Mourir s’assume autant comme un bouclier face à la débâcle qu’en tant que musique émancipatrice et frondeuse.
MUNITIONS
Dans cet ensemble réjouissant l’ogre Front National est déjà là. C’est même la première fois qu’il sort de sa tanière pour montrer son groin. Si les Béruriers Noirs sont avec leur célèbre Porcherie, la locomotive engagée de tous ces groupes contre l’extrême droite, ils sont aussi l’arbre qui cache la forêt. La France n’a jamais semblé exprimer sa conscience politique avec une telle ferveur, du moins dans la musique. C’est simple, selon Masto, un membre des Bérus interviewé pour le livre, « en 86, tous les groupes avaient une identité, une puissance, une diversité. Quand un groupe arrivait, il ressemblait pas aux autres. Ça faisait vraiment une richesse. »
Une richesse forte dans une France connectée sans smartphone, par son tissu associatif, ses fanzines, son réseau, consciente de la déception laissée par les utopies précédentes et prête à en découdre. Mais cette jeunesse n’a-t-elle pas sans le savoir apportée les munitions avec lesquelles on allait finir par l’abattre ? La fourmilière géante qu’a représentée l’émergence de ce courant montre qu’il existait des gens prêts à défendre leurs idéaux jusqu’au bout des ongles quand d’autres cédaient à l’appel des sirènes du capitalisme.
A la lecture, Vivre Libre ou Mourir ressemble comme deux gouttes d’eau à la petite sœur d’Underground : fort dans son propos, poétique dans son dessin, nourricier pour les encéphales. Comme sa grande sœur, le lire d’une traite ne sert à rien. La plongée s’apprécie par pallier, une découverte après l’autre, revenir à la surface, faire un passage par le caisson de décompression (une discographie très fournie est prévue à cet effet en fin d’ouvrage), comprendre et y replonger.
Bien qu’usant de pédagogie, l’ensemble nous pose souvent face à un déluge de références, de noms, de destins. On peut se trouver perdu dans le labyrinthe, dans le dédale, les couloirs, les interstices qui font le sel de ce caramel. Est-ce pour mieux ne pas la figer dans le ciment de l’Histoire avec un grand H et la faire ressembler à une énième médiathèque ? Le rock alternatif est aussi une histoire d’espaces, de lieux à construire, à conquérir, à l’image des épisodes de déambulation intitulés En ballade avec Marsu, témoin de première ligne du caractère agité de l’aventure.
HEXAGONE NOIR
Si le livre dresse cet amer constat que depuis aucun courant musical émergent ne s’est montré aussi politisé et vivant (pour preuve les élections européennes de cette année : lorsque Jordan Bardella a franchi le cap du premier tour, le réflexe d’affirmation contre son parti a été de reprendre en chœur le porcherie des Bérus), il n’en reste pas moins que le moulin à grains lancé à cette époque tourne encore.
A l’heure d’internet, le milieu alternatif semble toujours aussi vivace, s’exprimant toujours aussi fort. Sa révolte s’est même métissée au passage. La différence avec son modèle assumé se fait dans la portée consacrée à son message et le genre musical qui lui est rattaché. Aujourd’hui difficile d’imaginer un Olympia se remplir avec un groupe de punks prêt à tout péter. En revanche, Drag Race France casse les frontières depuis bientôt trois saisons sur une chaine du service public.
Aujourd’hui de plus en plus de groupes et de communautés adoptent les codes qui faisaient la sueur de cette scène, eux aussi conscients de son caractère porteur, altruiste et inclusif. La porte désormais laissée ouverte à la révolution suivante, peu importe de savoir quand et comment elle aura lieu. Peut-être est-elle déjà en cours sous nos yeux ? Pour paraphraser les Bérus : « Tant qu’il y a du noir, il y a de l’espoir. »
- Vivre Libre ou Mourir
- Auteurs : Arnaud Le Gouëfflec & Nicolas Moog
- Editeur : Gléanat/1000 Feuilles
- Prix : 23 €
- Parution : Mars 2024
- Pagination : 176 pages
- ISBN : 9782344055632
Résumé de l’éditeur: L’histoire du rock alternatif français des années 80, reflet d’une société en mutation, racontée à travers les destins croisés de musiciens de l’époque. L’histoire de ces groupes français qui ne ressemblaient qu’à eux, Bérurier Noir, Mano Negra, Négresses vertes, les Garçons Bouchers… un récit choral, mettant en scène des personnages clefs de la scène : Loran et François du groupe Bérurier noir, Didier Wampas (The Wampas), François Hadji-Lazaro (Les Garçons bouchers, Pigalle), Helno (Négresses vertes) sont ainsi suivis à travers leurs aventures de l’époque, superposant le temps de l’action et celui du recul et des leçons tirées. On s’intéresse aux destins croisés des uns des autres, révélateur des espérances, des illusions et des désillusions, des réussites et des échecs du « mouvement ».