Grâce à leur recueils de chroniques sorti chez Glénat, Arnaud Le Gouefflec et Nicolas Moog posent leur underground musical sur la platine de l’ignorance générale. Des Cramps à Yma Sumac en passant par Brigitte Fontaine, plongée à la rencontre de « grandes prêtresses du son et de rockers maudits. »
PIQUé AU VIF
2015 dans une librairie BD. Comme un chien arpente la rue, je renifle les rayons, je tape dans les nouveautés présentées en vitrine, regarde le dessin, m’inspire, repose. La sélection du jour ne m’a pas convaincue. Je m’apprête à partir quand mon regard se fige. Proche de la caisse, couverture souple en noir et blanc. Je reconnais tout de suite Poison Ivy et le fantôme de Lux Interior, le duo satanique des Cramps, pile poil au moment ou je me goinfre de la lecture d’une biographie les concernant.
A la même période, Serious Publishing sort un book de photos inédites prises lors d’un concert mythique au Palace de Paris et dont personne n’a jusqu’ici jamais témoigné. Vous l’aurez compris, à l’époque le groupe me hante, personnages, musique comme univers. Aussi quand je les vois posés sur cette couverture aux côtés un homme en costumes trois pièces que surmonte une tête d’œil et de Moondog, le viking de la 6e avenue, ma curiosité darde sa trompe et me pique. Au vif. Ma main s’approche et le titre finit de me convaincre: Face B, figures pittoresques de la musique du 20e siècle.
Quelques stations de métro plus tard et un pied chez moi, je ressors le livre et constate qu’il est la réunion de très courts strips, en général huit à dix planches, parues dans les pages du trimestriel La Revue Dessinée. Je me repais aussitôt de la quinzaine d’histoires qui composent le recueil. J’y découvre des artistes dont les noms me parlent, dont les sphères ne me sont pas inconnues mais il faut se rendre à l’évidence : si je connais par exemple Moondog pour avoir été samplé par Mr Scruff ou encore Yma Sumac pour avoir prêté ses octaves au générique de l’émission de variétés des années 2000 Y a pas photo sur TF1, je ne connais rien de la véritable vie de ces artistes. Rien de leurs errances, rien de leurs folies et donc rien de leurs musiques.
« Le point commun, c’est le refus du conformisme. Ce sont tous des grands frappés qui ont recherché des choses liées à des obsessions personnelles. Plus jeune, j’étais fasciné par Salvador Dali. On avait l’impression qu’il venait de la planète Mars. C’est dans le rock que j’ai retrouvé un tel génie et une telle singularité. » Arnaud LE GOUEFFLEC, scénariste.
DÉFRICHAGE
En l’espace de quelques pages, les auteurs, Arnaud Le Gouefflec (Lino Ventura, Mystère et Boule de Gomme) et Nicolas Moog (June, En roue libre), pavent la voie vers un champ des cultures laissé en jachère et qui grâce au sens de la narration de l’un et la force du trait de l’autre se fait ratiboiser la façade à coup de tondeuse électrique.
Ce défrichage dessine alors un visage, celui qui n’embrasse pas le haut des charts, celui qui ne donne pas toujours la parole aux mêmes intéressés mais plutôt celui qui fait honneur à une musique plus expérimentale, de celle qui prend aux tripes, (ou au trip) de celle qui assomme, assène, cartouche, déflagre. Ce visage, c’est l’autre versant de la musique, cette fameuse face B ou la musique est religion et les destinées sacrées.
Face B va trainer un moment sur ma table de chevet. Je vais l’ouvrir, lire voir relire certaines histoires, allumer mon ordinateur et écouter un puis deux puis trois albums, parfois en réécouter certains plusieurs fois. Mais la quinzaine de portraits ne suffit pas à me rassasier, je veux en connaitre d’autres. Je le ferai, explorant les internets à la recherche des ramifications qui se tissent quand on traine autour de la bande d’allumés qui compose le recueil.
Seulement, un ingrédient, une voix, manque : celle des auteurs. Les années qui suivent, je cherche à savoir quand sortira le volume 2; rien, pas un bruit, pas un courant d’air. Je pourrai aller au plus simple m’abonner à La Revue Dessinée et tous les trois mois étancher ma soif de liberté musicale. Sans raison particulière, je ne le fais pas, range le livre, guette de temps en temps les lettres de la tranche quand je sors un livre qui lui est voisin. Ce n’est que cette année, toujours en reniflant les rayons BD que la rencontre à de nouveau lieu. Le titre a changé, la bande d’allumés s’est bien agrandie. Désormais les chroniques ne se rangent plus sous la bannière de la Face B mais sous celle de l’Underground dans la collection 1000 feuilles de chez Glénat. J’y retrouve les destinées qui faisaient le sel du précédent ouvrage, diluées au milieu de nombreuses autres. Ce nouveau rendez vous est donc de taille: si découvrir les artistes de Face B était l’équivalent d’un terrain de football à parcourir, Underground, lui, est un monde à part entière, une nouvelle planète à conquérir.
SOUS-TERRE
Underground. Le mot parle de lui même. Aller sous la terre pour le commun des mortels signifie surtout creuser sa tombe, poser sa stèle et accessoirement se faire cracher ou pisser dessus. La mort effraie, explorer notre monde souterrain et ses ramifications aussi.
Quand je tombe sur la couverture, mon cœur fait un bond, mes lèvres esquissent un sourire, comme si je venais de recroiser un vieux copain assis en terrasse d’un café. La première fois que je l’ai rencontré, il était tout maigrelet, limite rachitique sauf que cette fois, il a bien grossi : de quinze le nombre de chroniques musicales est passé à cinquante. Les auteurs ont voulu enfanter plus grand, plus gros. Un monstre ? Surement mais si à l’égal de la créature du Dr Frankenstein, le livre est la composition de plusieurs morceaux de chairs ardents, son contenu est lourd sans être balourd, marche sans claudiquer et ne se pose pas la question de son existence sur terre. Quoique.
En couverture, je reconnais immédiatement le style, la patte, l’hommage évident à la pochette du Sergent Pepper Lonely Heart Club Band des Beatles, cet album considéré comme l’un des plus influents de la musique populaire. Le clin d’œil évidemment voulu, laisse entendre que Le Gouefflec et Moog veulent eux aussi nous faire connaître la galaxie qui compose leur underground musical et ce en s’adressant au plus grand nombre. C’est d’ailleurs la force première du duo : peu importe l’artiste qu’ils vont évoquer, que sa démarche soit hermétique ou non, la vulgarisation qu’ils opèrent nous permettra d’entrer dans son monde et d’en comprendre les tenants et aboutissants sans jamais nous paumer. Force numéro 2; si la plupart des figures qui composent ces chroniques sont bien des cœurs sensibles et solitaires, ils sont une faune éclectique, braillarde, éclatante, jubilatoire, leaders incontestés autant que contestables d’un monde mutant à travers lequel Le Gouefflec et Moog ne nous donne qu’une seule envie: mettre du son sur les images, se poser et écouter, entendre pour comprendre.
« Avec ce personnage de viking aveugle, qui mendie dans la rue, un autre, qui prétendait venir de saturne ou qui a un œil à la place de la tête, on a l’impression que ce sont les cyclopes ou les Ulysse d’autres fois. Des figures mythologiques égarées dans le 20ème siècle. » Arnaud LE GOUEFFLEC, scénariste.
BIBLE
Bien connus des amateurs de bande dessinées, Le Gouefflec et Moog le sont aussi dans le genre qu’ils défendent: l’un est à l’initiative du Festival Invisible qui prend depuis bientôt quinze ans ses quartiers dans la ville de Brest et l’autre est multi-instrumentiste au sein d’un groupe de néo-blues, Thee Verduns.
Pas étonnant donc que le monde qu’ils composent soit pluriel, éparse, fascinant, véritable bible d’une culture qui existe mais dont on entend peu ou plus parler. La liste des chroniqués est longue, donne la parole aux femmes autant qu’aux hommes. De Eliane Radigue à Nico, de Eugene Chadbourne à Townes Van Zandt, vouloir découvrir d’un seul tenant tout ce qui traverse le livre est impossible.
Entre deux chroniques viennent se greffer les histoires de genres musicaux importants autant que décalés, que ce soit la dub ou encore le black métal. Des genres auxquels on oserait surement pas se frotter en temps normal, par snobisme surement, flemme sans doute, peur de l’étrange et du bizarre aussi. Cet aspect encyclopédique s’apprécie donc comme un rhum arrangé à nos envies, fort et corsé au premier jour, sachant révéler ses saveurs au fil des lectures et relectures. Pour en saisir les nuances, il faut le laisser en évidence quelque part, près de votre enceinte, ordinateur ou chaine hifi. L’ouvrir intime forcément à un voyage vers un ailleurs et pour l’apprécier, mieux vaut ne prendre qu’un seul vol et en profiter, d’autant que les créateurs et créatrices dont ils font état ont une discographie parfois facilement exploitable, souvent une montagne à gravir.
L’approche graphique de Moog suit le mouvement, son noir et blanc attire, surprend puis explose les cases. Son trait, qu’on aimerait voir s’animer tant il est parlant et courbe n’est jamais neutre, il inonde le regard d’une poésie folle. On pense au Lock Groove de JC Menu ou à Crumb et son Mister Nostalgia. La plupart des chroniqués n’ont pas un tube qui passe dans les soirées branchées ou les repas de communion mais ils sont néanmoins des pierres angulaires de la musique, des pointures de l’avant garde, de celles qui tentent, osent, essayent et se cassent les dents. De celles qui par leurs refus des conventions et des chemins tous tracés continuent encore et toujours de nourrir une chose: nos imaginaires.
- Underground
- Scénariste : Arnaud Le Gouëfflec
- Dessinateur : Nicolas Moog
- Editeur : Glénat, collection 1000 feuilles
- Prix : 30 €
- Parution : 14 avril 2021
- ISBN : 9782344042182
Résumé: En 50 chroniques musicales aussi barrées que touchantes, voyage sur l’autre versant de la musique à la découverte de maestros méconnus, géniteurs de chefs d’oeuvres sous-écoutés ou marge rime avec rage.