A toutes les époques, la bande dessinée a eu recours à l’anthropomorphisme. Eclairage sur le rôle étonnant de ces bandes dessinées animalières, héritières des fables d’antan.
Evidemment, quand on utilise un mot comme « anthropomorphisme » pour démarrer un article sur la bande dessinée, il y a de quoi décourager les amateurs du neuvième art. Mais si on cite Walt Disney, Calvo, Toonder, Trondheim et que l’on conclue sur Art Spiegelman, le fan de bandes dessinées retrouve des couleurs.
D’autant que l’auteur américain, auteur du mythique album Maus est l’auteur de la seule BD jamais couronnée par le prix Pulitzer.
Les hommes y sont représentés en animaux
Maus publié en 1986 en France par une grande maison d’édition qui, à l’époque, n’avait pas de lien particulier avec la bande dessinée (Flammarion) a été un véritable choc. Le père d’Art Spiegelman, Vladek, y raconte la vie de sa famille polonaise pendant l’enfer de la Shoah. Particularité, décalage et force insoupçonnée du trait en noir et blanc, les hommes y sont représentés en animaux. C’est ce qu’on appelle le zoomorphisme, ou l’anthropomorphisme (ce n’est pas exactement la même chose, mais bon !). Les juifs persécutés sont des souris ; les nazis sont des chats (le Hitler de la couverture est connu dans le monde entier) ; les Polonais sont des cochons (ce qui contribuera à limiter la diffusion de Maus dans le pays) ; les Anglais sont des poissons (allusion affirme Spiegelman lui-même à la formule «Fish and chips») ; les Américains, des chiens. Est-ce cette transposition qui donne tant de force et de puissance à ce chef-d’œuvre ?
LA BETE EST MORTE DE CALVO
Autre chef-d’œuvre, La bête est morte de Calvo (scénario de Dancette et Zimmerman) écrit en 1944 avant la fin de la guerre. Là aussi, Calvo, inspiré par les dessins animés de Walt Disney, va dupliquer le monde des hommes sur celui des animaux. Hitler est le grand loup ; Goering, un cochon ; Goebbels, un putois ; les Américains, des bisons ; les Anglais, des chiens (et Churchill un bull dog !) ; les Français, des lapins ou des grenouilles (bonjour, les clichés !). La célèbrissime chanson tirée d’un dessin animé du créateur américain de Mickey, Minnie et Pat Hibulaire (ses trois premiers personnages) ne fredonne-t-elle pas : «Qui craint le grand méchant loup ?»
UNE INSPIRATION ANCIENNE
L’inspiration des fabulistes, qui les premiers, ont choisi cette technique de narration, est directe : le grec Ésope (VIe-VIIe siècle avant Jésus-Christ), le maître inventeur, et Jean de La Fontaine, l’élève surdoué, dont les vers cachaient (mal) les critiques sévères contre la cour et le régime royal « malade de la peste » : « Suivant que vous serez puissant ou misérable… »
MARTEN TOONDER
Même origine fabuliste pour le Walt Disney européen, Marten Toonder, le Hollandais dont la bande dessinée animalière anima les colonnes de La Nouvelle République pendant vingt-sept ans. Son héros est un petit chat blanc et son compagnon, un ours vêtu d’un simple gilet à carreaux. Dans l’univers de Tom Pouce et M.Bommel (crée en 1938), le policier est un bull dog, le châtelain, un coq, le maire, un hippopotame et le journaliste, un furet (ou une fouine ?).
DE CRAZY KAT A BLACKSAD
Dernier exemple entre mille (le chat Krazy Kat de George Herriman, le corbeau Bec-en-Fer de Jean-Louis Pesch, le canard Canardo de Sokal, le chat au museau blanc Blacksad de Canales et Guarnido), le Lapinot de Lewis Trondheim : son lapin a pour copains un chat, son colocataire, un chien, dans le rôle du Don Juan et une souris pour figurer l’intello de la bande.
Une souris, tiens voilà qui nous ramène à Spiegelman. Et Trondheim n’a-t-il pas été, lui aussi, grand Prix à Angoulême ?
Spiegelman: un chef-d’œuvre lui aura suffi
Dès qu’il est paru, il y a vingt-cinq ans, Maus a été immédiatement considéré comme un chef-d’œuvre, dépassant absolument le petit monde du neuvième art pour être comparé au Shoah de Claude Lanzmann. Et pour faire porter à son auteur le surnom improbable d’ « Elie Wiesel de la BD ». Occultant de fait une large partie de son travail d’illustrateur, de graphiste d’avant-garde. Il aura fallu son A l’ombre des tours mortes (sur la tragédie du 11 Septembre) parue en 2004 chez Casterman pour que le public (re) découvre son talent.
Traduits dans vingt langues, les deux albums de Maus, Un survivant raconte et C’est là que les ennuis ont commencé ont été l’objet d’un long travail d’accouchement : treize ans ont été nécessaires à Art Spiegelman pour enregistrer le témoignage de son père, avec lequel les relations étaient pour le moins difficiles, tout en publiant des petites BD animalières. Dans une chronique de cette création*, le Grand Prix d’Angoulême assure que « jamais, il ne lui serait venu à l’esprit de raconter ça sous une autre forme ». Quitte, en utilisant les souris pour décrire l’enfer des déportés, à susciter de nombreuses et virulentes critiques des survivants.
Né à Stockholm en 1948, Art Spiegelman est l’époux de Françoise Mouly (une Française, directrice artistique du magazine le New Yorker) avec qui il va fonder la revue Raw. De 1980 à 1985, Maus est d’abord publié dans ce magazine underground. Et quand il débarque en France, en 1986, c’est le choc!
* Meta-Maus de Art Spiegelman. Éd. Flammarion. 300 pages. 30 euros.
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À propos de l'auteur de cet article
Erwann Tancé
C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/
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