BD, livre, presse : un printemps bien précaire

Trois « salons », trois rapports, trois types de métiers : mais tous sont concernés par les difficultés économiques de l’heure. Petite revue comparative.

Évidemment, dans le bruit et la fureur d’Angoulême, ces rapports avaient été très, très largement commentés. Dans les grands sites spécialisés, of course, mais aussi dans les grands canards généralistes.

Il est pourtant intéressant d’y revenir sur Comixtrip car depuis ce festival agité, d’autres études importantes sont apparues à la surface concernant d’autres métiers et les petites bulles qu’elles ont provoqué se rejoignent curieusement avec celles qui ont crevé en Charente.

Précarité omniprésente

Soyons un peu plus clair, ok ? Nous avons donc trois lieux professionnels : le Festival international de la bande dessinée d’ Angoulême (pour les métiers de la Bd) ; le Salon du Livre de Paris (oh pardon, Livre Paris, pour les « auteurs du livre » en général)  ; les Assises nationale du journalisme, désormais ancrées à Tours (pour les métiers de la communication). Ces lieux concernent des boulots en apparence bien différents mais pourtant reliés par  un lien commun : l’écriture. Qu’elle soit graphique, électronique, classique. Sur papier, sur écran, ou sur toile. Avec un  mot également commun qui revient, cette année, en boucle,  ce même mot qu’on entend, mille fois répété, dans la bouche des manifestants anti-loi El-Khomri : précarité.

Mêmes inquiétudes

Force en effet, est de constater, en cette première moitié de 2016, que les inquiétudes sont les mêmes, face à des réalités économiques compliquées et fragiles. Masquées, qui plus est, par la starisation, la pipolisation et la réussite (indiscutable) de quelques uns des représentants de ces différents métiers.

Avec, cerise sur un gâteau de moins en moins partagé, une révolution numérique qui est en train de briser beaucoup de tabous mais n’a pas, sur le plan social, que des effets positifs (doux euphémisme!).

Qu’on se rassure, Comixtrip n’a ni l’intention, ni la prétention – même si l’ambiance printanière de la rue s’y prêterait – de devenir un institut de statistiques, comme il ne s’imagine pas faire pleurer dans les chaumières virtuelles, ni remplacer le boulot des organisations paritaires ou des lanceurs d’alerte. Mais simplement (et modestement) de faire un petit point à base de quelques comparaisons, tirés de rapports qui contiennent, bien évidemment, des dizaines d’autres informations.

Combien sont-ils ?

Les écrivains (appelons-les comme cela pour simplifier) : il y a en France, près de 101.600 professionnels recensés « vivant de leur plume » (écrivains, essayistes, poètes ; les métiers de la BD entrent en compte dans ce total) sont plutôt des hommes de cinquante ans et plus ; ils travaillent surtout en région parisienne (mais 8% en Poitou-Charentes) et les trois-quart d’entre eux exerce une autre activité professionnelle pour mettre des épinards entre les pages blanches, car les droits d’auteur ne représentent que 12 % de leurs revenus.

Les journalistes : il y a en France, 35.928 journalistes titulaires de la carte de presse (chiffre nettement en baisse) laquelle permet, comme chacun sait, d’obtenir une ristourne au moment des impôts… Ils sont assez équitablement répartis entre quadra et quinquas ; logiquement, ils plutôt basés en Ile-de-France mais sur les 15.000 travaillant en province, c’est dans l’ouest qu’ils sont le plus nombreux (1.200 en Bretagne contre… 432 par exemple en Poitou-Charentes). Ils sont surtout répartis dans la presse écrite (à 60 %) et à la télé (15 %). Les femmes représentent un peu moins de la moitié des effectifs et sont surtout présentes dans la presse écrite et dans les magazines.

Les dessinateurs de BD (groupons-les sous cette appellation pour simplifier) : il y a en France, 1.399 auteurs de bande dessinée recensés « dans l’espace européen francophone » qui sont 1.602 si on y ajoute les coloristes. Ils sont plus jeunes : 56 % de moins de 40 ans et encore 30 % entre 40 et 50 ans avec un niveau d’études (artistiques mais pas que) élevé. Majoritairement masculin (à plus de 70 % !), le métier s’exerce surtout à Paris et en Ile-de-France (comme la presse) avec une forte attraction vers l’ouest (Bretagne, Pays de la Loire et Poitou-Charentes avec une mention spéciale pour le département de la Charente, on s’en serait douté) mais aussi en Rhône-Alpes. Comme les écrivains, plus de 70 % des auteurs de BD sont contraints d’exercer un emploi parallèle.

Auteurs de BD : dur, dur !

Premier rapport donc, chronologiquement, celui remis, lors de sa venue à Angoulême, à celle qui était encore, à ce moment-là, ministre de la Culture, Fleur Pellerin. Ce « cahier de doléances » émanait du SNAC-BD (Syndicat national des auteurs et des compositeurs, comprenant en son sein, depuis 2007, un comité de pilotage du groupement BD) et tiré des États généraux de la Bande dessinée (EGBD) .

36% des auteurs en dessous du seuil de pauvreté

Il comprenait en annexe une longue étude statistique de l’état de la profession dans le secteur de la BD dont un chiffre a fait résonance dans l’opinion publique : en 2014, 36 % des auteurs de BD (tous professionnels confondus) vivaient AU DESSOUS du seuil de pauvreté*. Auquel chiffre, il convenait d’en ajouter un autre : 53 % touchaient MOINS QUE LE SMIC (67 % pour les femme). Pas étonnant que plus de la moitié d’entre eux (et elles) se considèrent comme « précaires ».

Avec donc un point particulier sur les revenus des auteures (avec un « e », svp!) ou les autrices dont les revenus médians ont baissé de 33 % et qui sont désormais à 50 % au-dessous du seuil de pauvreté. Un autre cahier de doléances intitulé « Les autrices, précaires parmi les précaires » a parallèlement été diffusé à cette occasion. Avec le scandale sexiste d’Angoulême, la situation des dessinatrices, scénaristes, coloristes apparaît comme particulièrement difficile alors qu’elles représentent 12 % de la profession (en fait probablement plutôt 25 à 27 %) et que dans les écoles de formation, les femmes sont de plus en plus nombreuses.

5.255 nouveautés en 2015

Parallèlement à cette étude très fouillée (et pas très rassurante : 61 % des auteurs interrogés n’ayant aucune confiance dans l’avenir!!!), il était intéressant de feuilleter le rapport annuel de l’Association des critiques de BD (ACBD), rédigé depuis des années par l’incontournable Gilles Ratier (et son équipe) et qui fait le point sur la production 2015.

En creux, fatalement, s’inscrit aussi la réalité de la vie des auteurs et de ces 1.399 recensés ont au moins publié 1 album de BD dans l’année. Chiffre en baisse (ils étaient 1.510 il y a quatre ans, année record) alors que, signe positif dans cette avalanche de morosité, les ventes de BD croissent (+ 3,5 % ) pour 5.255 nouveautés, chiffre, lui, en légère stagnation : avec une sacrée nuance, car seuls 88 titres vendent au-dessus de 100.000 exemplaires. Ceci expliquant, peut-être en partie, cela.

Élément parallèle tiré du rapport du cahier de doléances (un peu contradictoire avec le précédent, mais cela dépend du point de vue où on se place) près de 70 % des auteurs de BD assurent avoir de bons rapports avec leurs éditeurs.

Écrivains : tendance lourde

Deuxième rapport, celui-là sur les « auteurs de livres » et rendu public lors du salon Livre Paris. L’enquête menée conjointement par le ministère de la Culture et le Centre national du livre révèle quelques tendances lourdes qui rejoignent en grande partie le rapport des États généraux BD.

On compte en France, en 2013, 101.600 personnes ayant reçu des droits d’auteurs dans le domaine du livre. Sur ce total (qui reste fluctuant), le rapport estime que 8.100 auteurs ont perçu des revenus supérieurs au SMIC ; et qu’on compte 4.700 auteurs à vivre de leur plume  avec des revenus supérieurs à 2 ou 3 fois le SMIC.

10 à 12% vivent de leur plume

Ce qui en pourcentage, représente un gros 10-12 % de la profession. Avec, comme le souligne l’étude (relativement complexe) un diagnostic de baisse du revenu individuel sur la période récente, notamment pour les  écrivains et les illustrateurs, lié à la hausse soutenue du nombre de titres disponibles et parallèlement à la baisse des chiffres d’affaires.

Les « auteurs de texte » constituent, on s’en doute, l’immense majorité de la profession (85 %) et les métiers liés à la BD sont comptabilisés pour 4 %. Ils ont moins d’inquiétudes sur le développement du numérique puisqu’ils estiment à 84 % qu’il n’a pas eu d’impact mesurable jusqu’à présent sur leurs revenus… sauf dans le domaine de la BD, où l’impact apparaît comme… positif.

Journalistes : signal d’alarme

Pour les journalistes, enfin, Jean-Marie Charon, sociologue des médias, auteur de multiples ouvrages et d’un rapport commandé par Fleur Pellerin (justement), et président de la Conférence Nationale des Métiers du Journalisme (CNMJ) est venu à Tours tirer le signal d’alarme sur la mauvaise santé de la presse écrite (ce qui n’est pas une nouveauté), notamment en région (sud, midi, et Normandie), ou dans les grands magazines (du groupe l’Express) ; sur les difficulté dans l’audiovisuel public (à France Télévision).

Baisse continuelle du nombre de journalistes

Ces difficultés expliquant la baisse continuelle du nombre de journalistes (- 15 % depuis 2009) et l’utilisation croissante de pigistes voire de stagiaires peu ou mal rémunérés. Sans parler des milliers des correspondants locaux de presse.

Mais aussi sur la réussite de ce qu’on appelle les « pure players » ( « lieux d’inventions de formes de narration qui associent intimement sur le Net texte, son, images, liens hypertextes, soit une narration dite multimédias ») qui ne représentent physiquement que peu de journalistes (près de 600 au total) même si les noms de ces sites d’information (Huffington post, Rue 89, Mediapart, Atlantico) sont déjà hyperconnus. Et reconnus.

« les auteurs de livre n’ont jamais eu autant de combats à mener. »

Dans tous ces métiers, des négociations sont engagées depuis longtemps avec le ministère de tutelle. Avec une spécificité pour les journalistes, tout de même : la bataille pour l’indépendance rédactionnelle. Et comme l’écrit en guise de conclusion, le cahier de doléances des États généraux de la BD : « les auteurs de livre n’ont jamais eu autant de combats à mener ».

* Et pendant ce temps-là, un grand éditeur de BD se fait accrocher par le scandale des Panama Papers !
Article posté le vendredi 08 avril 2016 par Erwann Tancé

À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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