Entretien avec Jean-Louis Tripp pour Le petit frère

Il suffit d’une seconde pour faire basculer la vie de toute une famille. Jean-Louis Tripp raconte le drame du deuil de Gilles, son petit frère, dans un album bouleversant. Il a répondu à nos questions lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo 2022. Passionnant !

Jean-Louis Tripp, était-ce délicat de mettre en image ce drame ?

Non. C’est ce que je raconte à la fin de l’album. Je n’avais jamais pensé à le réaliser avant deux événements qui ont surgit : une de mes amies qui avait perdu son frère et un fait-divers arrivé quelques mois plus tard en Bretagne, ressemblant beaucoup aux circonstances de la mort de Gilles. Un chauffard avait renversé des gamins, avait pris la fuite et avait une passagère à bord.

À partir du moment où j’ai décidé de faire le livre, il s’est fait très facilement. Extases a ouvert la voie pour moi. Après avoir raconté Extases, qu’est-ce qui pouvait me gêner à raconter sur ma vie ?

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)

Le petit frère était-ce une continuité d’Extases ?

Oui. Le petit frère fait partie d’un même ensemble que je vais poursuivre. Je vais creuser de ce côté-là. Cela vise à questionner par différentes entrées ce qui nous construit, ce qui nous structure et de quoi on est fait en tant qu’être humain. La sexualité en est une, le deuil en est une autre.

Le prochain sera sur mon enfance, mais mon enfance dans les années 1960, les Trente glorieuses et le fait que je sois né dans un lieu particulier. Ma famille était communiste et mes parents étaient professeurs dans le Sud-Ouest, dans un petit village, à la campagne.

« Depuis que je fais de l’autobiographie, je n’ai pas de scénario. »

Cela veut donc dire que tu n’as pas changé ta façon d’écrire. Y-a-t-il néanmoins des différences ?

Depuis que je fais de l’autobiographie, je n’ai pas de scénario. J’écris mon histoire au fur et à mesure. Je l’écris et je la dessine en même temps.

J’ai une ligne temporelle, chronologique avec des événements qui sont vérifiables. Je trace cette ligne, c’est très chirurgical, au scalpel. J’avance sur cette ligne. J’essaie néanmoins d’aller regarder en profondeur, dans la plaie. Je tente de me rappeler les émotions que j’avais eues à cette époque, pour ce moment précis. Je me connecte avec mes émotions de l’époque et j’essaie de le retranscrire de la manière la plus précise et subtile possible.

La différence, c’est que pour Extases, c’est fondé sur moi et mon recul sur les choses, l’humour et l’autodérision. Exprimer la joie, le bonheur ce ne sont pas les mêmes leviers à trouver que la peine et la douleur.

« L’accueil est tellement incroyable. »

Puisque Le petit frère se glisse dans un ensemble, est-ce qu’il tient néanmoins une place particulière dans ta carrière, dans ta vie ?

Je ne le sais pas mais c’est ce que les gens me disent. C’est même troublant car je me dis : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire pour le prochain ? ». L’accueil est tellement incroyable. Beaucoup de personnes me disent que c’est mon chef-d’œuvre, le bouquin de ma vie et je suis emmerdé avec ça. Je n’ai pas envie que ce soit celui-là. Je n’ai pas envie d’avoir de pression sur les suivants. Je vais essayer de continuer mon travail comme d’habitude. Le prochain sera joyeux et drôle.

 

Dans ton public, il peut aussi y avoir des personnes qui ne lisent pas souvent de bande dessinée mais parce que le sujet est fort et peut résonner en eux par rapport à leur propre vie. Comment gères-tu ces confidences parfois fortes émotionnellement ?

C’est en jet continue. L’album est sorti il y a cinq mois et je continue de recevoir des messages tous les jours. Le problème est d’arriver à trouver le moyen d’être en empathie et dans l’écoute sans me faire envahir par cela. Je ne suis pas thérapeute. J’ai souvent des mères qui viennent me voir en me disant qu’elles ont perdu leur fils et là, ce n’est pas toujours facile.

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)

La mémoire est essentielle lorsque l’on fait de l’autobiographie. Tu te souviens de tout à la minute près. C’est pourtant ta mémoire à toi et peut-être pas celle des autres. Quel rôle tient cette mémoire pour toi ?

C’est très important comme question. Mon autre frère, Dominique, lui n’a pas lu l’album. Je pense qu’il ne veut pas le lire. Avec lui, je parlais de mémoire. Comme j’ai fait ce livre, c’est comme si mon histoire était devenue la vérité officielle. Alors que lui n’a pas cette histoire, il a la sienne. Il n’a pas ce ressenti-là. Il a absolument raison d’ailleurs. C’est mon histoire à moi, c’est la manière dont moi j’ai vécu les choses. Ce sont des choses à respecter.

La mémoire, c’est une pelote. Tu tires sur un fil et il y a des choses qui vont revenir. Il y a des petits morceaux agglomérés au fil qui font ressurgir le passé. Des choses que tu avais oubliées, qui reviennent toutes seules, d’autres par des personnes qui t’en parle.

Et ta maman ?

Ma mère, comme je le dis dans Le petit frère, me raconte des choses et grâce à cela, le souvenir revient. Tout à coup, tu revois la scène. C’est extrêmement étrange la mémoire. Mais en même temps, lorsque l’on reste en contact de cela pendant deux ans, tu arrives vraiment à retrouver les émotions très précises. Il faut se reconnecter aux émotions, les ressentir mais surtout se dépêcher d’en ressortir sinon tu ne peux pas raconter correctement l’histoire. Tu as besoin d’avoir une distance narrative.

« Non seulement le livre a été facile à réaliser mais ça a même été assez doux. C’est comme si j’avais passé deux ans avec mon frère. »

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)

Ta main est la dernière à avoir touché ton frère vivant. C’est la gauche, pas celle qui dessine, mais celle qui passe la gomme ou les couleurs. Cette sensation du dernier toucher est-elle encore vivace ?

Non, ça c’est fini. C’était il y a 45 ans. Mais c’est resté pendant des années, comme des flashs qui revenaient. Comme une ligne de vie qui se brise.

Je pense que si j’ai pu faire l’album, c’est parce que tout cela est réglé. Le deuil est fait et refait. Ce sont des étapes successives mais aujourd’hui, je suis très tranquille avec tout cela.

Non seulement le livre a été facile à réaliser mais ça a même été assez doux. C’est comme si j’avais passé deux ans avec mon frère. C’est un peu comme si je l’avais ressuscité pendant deux ans. Néanmoins, je ne pense pas non plus tous les jours à lui.

Est-ce que tu penses que cet album a pu faire du bien dans ta famille ?

Je ne sais pas trop. Ma sœur, qui est née après la mort de Gilles, m’a dit que ça lui avait fait du bien. Ma nièce – la fille de mon frère – alors qu’elle avait lu une centaine de pages, m’a dit que cette histoire l’intéressait beaucoup parce qu’elle voulait savoir comment cela s’était passé. Mes enfants l’on lu. Ma tante qui était présente lors de l’accident… C’est difficile à dire parce que c’est mélangé. Ça rouvre des choses en plus.

Ma mère à qui j’ai lu l’album, en allant vite sur les passages difficiles, probablement que certaines choses lui ont fait du bien. C’est compliqué à dire. Elle s’est rendu compte qu’avec le livre, la mémoire de Gilles allait exister en dehors de la famille.

Des gens m’ont écrit en disant qu’ils avaient lu le livre le soir et qu’ils avaient pensé à Gilles toute la journée. Ils ne disaient pas « votre frère » mais « Gilles », ils l’appelaient par son prénom. Une personne a même écrit une lettre à Gilles. Ça c’est très touchant.

Lorsque j’ai répondu aux questions du 28 minutes sur Arte, il y avait une photo de mon frère en grand sur un écran. Je sais que ma mère a regardé l’émission et voir la photo de son fils à la télévision, c’était impressionnant. Mon frère, à part le cercle familial, personne ne le connaissait.

« Le fait de parler de moi, c’est un outil pour parler d’autres choses plus universelles. »

En quoi est-ce important de dire « Je » ?

C’est une manière d’assumer les choses. C’est une manière de ne pas se cacher derrière un artifice quelconque.

Je pense que si je peux faire de l’autobiographie aujourd’hui c’est que j’ai commencé cela dans ma cinquantaine. C’est un âge de la vie où, en général, si on a fait le boulot avant, on est assez tranquille. Je n’ai jamais été aussi heureux que ces quinze dernières années. Notamment grâce à Extases. Ce que l’on peut penser de moi ne me perturbe pas du tout.

Le fait de parler de moi, c’est un outil pour parler d’autres choses plus universelles. Par exemple, pour Extases, comment on fait dans une société balisée par des interdits, des tabous souvent d’origine religieux, politiques, des tabous de contrôle, comment on fait pour être vraiment soi et vivre sa propre vie avec ses propres fantasmes ?

C’est frontal mais j’espère que les lecteurs vont y trouver quelque chose pour eux.

Ta technique est-elle toujours la même avec ta tablette lumineuse et du calque comme pour Magasin Général ?

Ah non. Le petit frère, je l’ai réalisé en numérique. J’ai adoré cette nouvelle sensation. C’est une vraie découverte pour moi. Je m’amuse beaucoup plus avec mon ordinateur qu’avec du papier.

Les regards sont aussi extrêmement émouvants dans Le petit frère. Des regards parfois vides et hagards. Des regards qui permettent de ne pas avoir à parler. Comment as-tu fait pour les mettre en image ?

Ce ne sont pas que les regards, ce sont aussi les postures. Je suis très attentif au jeu des personnages. On est directeur d’acteurs quand on dessine de la bande dessinée. Lorsque l’on est auteur complet, on est scénariste, dialoguiste, metteur en scène et directeur d’acteurs.

Le titre, était-ce une évidence ?

Oui, il est arrivé tout de suite. Les titres, c’est assez bizarre. Parfois, ça arrive tout de suite, parfois tu ne les trouves pas jusqu’à la fin. Extases, ça été très long à trouver. C’est Lorenzo Mattotti qui l’a trouvé. Un jour, j’étais dans le studio chez Casterman et je parlais avec mon éditrice de ce fameux titre. Et j’entends Lorenzo dire « Extases » avec son accent italien et je me suis dit que c’était exactement ça !

Le titre, Le petit frère, est arrivé avant que je commence le livre.

« C’est un deuil qui a pris du temps. »

À l’époque du drame, tu perdais ton petit frère et tu commençais ta carrière à Métal Hurlant. Était-ce un sentiment ambivalent que tu ressentais ? Est-ce que tu te refusais d’être heureux ?

À cette époque, j’étais tiraillé entre deux sentiments contradictoires comme j’en parle dans l’album. Je pense que ce qui m’a sauvé ce n’est pas que le dessin. J’avais 18 ans et j’avais le sentiment que j’avais une vie à vivre, que je ne pouvais pas m’arrêter et m’enfermer dans quelque chose. La force de vie a tout emporté.

C’est seulement neuf mois après la mort de Gilles que ma première planche est publiée. C’est Serge Clair qui m’a fait rentrer à Métal Hurlant. Ça a été un vrai appel d’air. À ce moment-là, ce sentiment a pris le dessus mais ce n’est pas pour cela que tout était réglé. Il y a eu des résurgences par la suite. C’est un deuil qui a pris du temps.

Merci Jean-Louis Tripp pour ces quelques mots sur Extases et Le petit frère.

Entretien réalisé lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo, le samedi 8 octobre 2022
Article posté le mardi 29 novembre 2022 par Damien Canteau

Le petit frère de Jean Louis Tripp (Casterman)
  • Le petit frère
  • Auteur : JeanLouis Tripp
  • Éditeur : Casterman
  • Prix : 28 €
  • Parution : 11 mai 2022
  • ISBN : 9782203228641

Résumé de l’éditeur : Un soir d’août 1976. JeanLouis a 18 ans. C’est le temps des vacances en famille, des grandes chaleurs et de l’insouciance… Mais un événement brutal va tout interrompre : Gilles, le frère de JeanLouis, est fauché par une voiture. Transporté à l’hôpital, le garçon succombe à ses blessures quelques heures plus tard. Pour JeanLouis, hanté par la culpabilité, un difficile parcours de deuil commence… 45 ans plus tard, l’auteur choisit de revenir sur cet épisode et de retraverser chaque moment du drame. Avec franchise et sensibilité, il sonde sa mémoire et celle de ses proches pour raconter les suites immédiates et plus lointaines de l’accident, luttant pour dessiner la perte tragique d’un petit frère de 11 ans qui continue d’exister dans l’histoire familiale…

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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