Spirou dans la tourmente de la Shoah, visite de l’exposition

Du 09 décembre 2022 au 30 août 2023, se tient au Mémorial de la Shoah à Paris l’Exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah. Pour celles et ceux qui ne pourront pas s’y rendre, nous avons eu la chance pour Comixtrip d’effectuer cette visite.

Et qui mieux que l’historienne Caroline François, commissaire de l’exposition, pouvait nous guider à travers l’univers d’Émile Bravo, celui du petit groom rouge pendant la Seconde Guerre mondiale en Belgique.

Voici ce que qu’elle nous en a dit :

Affiche de l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah

Un personnage nommé Spirou

L’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah est basée sur la bande dessinée  d’Émile Bravo : L’espoir malgré tout. L’idée, quand le commissaire (Didier Pasamonik) nous a proposé cette exposition, c’était de parler de cette bande dessinée qui est la plus importante qui traite de la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman.

Couverture Maus - intégrale

Maus d’Art Spiegelman, intégrale 1998 chez Flammarion

C’est cette révélation qu’on a essayé de montrer dans cette exposition, comment ce personnage ultra connu de Spirou, bien que moins identifié par la nouvelle génération, pouvait faire le lien avec l’Histoire de la Shoah.

On a donc pris toutes ces questions et comme pour une pelote de laine on a tiré et déroulé des fils. Il y a douze entrées dans l’exposition et à chaque fois, on dénoue une histoire : l’histoire du personnage de Spirou, du Journal de Spirou, l’histoire de la Seconde guerre mondiale, de la Shoah, de la persécution des Juifs, de l’Occupation en Belgique, de la bande dessinée en Belgique. À chaque fois, ces fils très différents amènent à la rencontre centrale de cette exposition, celle de Spirou avec deux personnalités ayant existé Felix Nussbaum et sa femme Felka Platek.

L’entrée de l’exposition

On a volontairement ouvert l’entrée de l’exposition avec une frise qui montre Spirou, depuis le premier dessiné par Rob-Vel en 1938. L’achat du personnage par les éditions Dupuis va leur permettre de pouvoir transmettre ce personnage à différents dessinateurs. C’est cette séquence qu’on rappelle ici.

Quand Émile Bravo commence à réfléchir à son Spirou, alors que Dupuis lui propose de reprendre cette bande dessinée, il se pose plein de questions. Pourquoi ce personnage a un costume de groom alors qu’il ne travaille pas dans un hôtel ? Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de femmes ? Comment s’est faite la rencontre avec Fantasio ? Émile Bravo décide alors de répondre à toutes ces questions qu’il se posait enfant.

Et c’est ainsi que cela fonctionne dans cette série, puisqu’un adulte répond aux questions qu’il se posait jeune. Et c’est pour cela que cela fonctionne également dans cette exposition destinée au jeune public. On a créé un livret famille avec un parcours enfant, afin que les plus jeunes puissent aussi s’emparer de ces questions.

Spirou sous l’Occupation

Émile Bravo a voulu placer son histoire en 1938, quand est né le personnage. Il peut créer le personnage qu’il veut et qui devient ainsi le premier, tout en le laissant cohérent avec ceux d’après. Cela a une grande importance quand on va traiter de la persécution et d’Auschwitz.

Émile Bravo a créé le dessin qu’on retrouve sur l’affiche de l’exposition et la couverture du catalogue. Il reprend le code de la couverture de l’album d’Émile Bravo L’espoir malgré tout (tome 1) et a été imprimé sur ce rideau qui permet symboliquement de quitter la réalité et d’entrer dans la fiction.

Couverture Spirou dans la tourmente de la shoah Couverture Spirou - l'espoir malgré tout tome 1

L’exposition se divise donc en 12 séquences qu’on essayé de chacune ouvrir par une planche après en avoir longuement discuté avec Émile. On le voit avec le storyboard, tout a été écrit par planche. Cela va lui prendre neuf ans, il va tout faire, le storyboard, les dessins, le scénario, les dialogues. Donc je n’ai pas voulu aller sur des cases parce qu’il y avait une narration à l’intérieur de chaque planche. Cette histoire est difficile à expliquer, compliquée à comprendre. Les planches ont été articulées avec des gags pour apporter des moments moins lourds malgré la précision historique.

On a voulu montrer plusieurs niveaux, comment l’auteur a travaillé sur ses planches mais aussi, et c’est ce qui fait la qualité de cette bande dessinée, la documentation énorme qu’il a recherchée. Nous avons travaillé sans Émile Bravo et cherché des documents pour illustrer les différentes planches. C’est ainsi qu’on se rend compte du niveau de précision qui se trouve dans la bande dessinée. On a donc utilisé des documents d’archives, des photographies qui viennent expliquer ce que raconte la bande dessinée.

La Belgique occupée

L’exposition commence par une partie sur l’invasion de la Belgique par l’Allemagne. C’est la capitulation des Belges par l’intermédiaire du Roi et la mise en place d’une administration. Un gouvernement militaire allemand va diriger la Belgique. C’était l’enjeu de cette exposition que d’expliquer à un public français cette spécificité belge. Il n’y a pas d’équivalent du gouvernement de Vichy en Belgique et pas de zonage.

Le tout en s’adressant à un public le plus large possible, un public de familles. Nous avons donc fait des choix.

Le parcours enfant est illustré par une typo inventée pour les éditions étrangères par Émile Bravo et des dessins. Et avec le livret les enfants peuvent suivre, à leur niveau, l’exposition. Ce qui permet une double lecture de l’exposition. S’il y avait un sujet sur lequel on pouvait faire une exposition famille au Mémorial, c’était celui-ci.

On a accueilli de nombreuses classes, notamment des CM1 et des CM2, et cela a très bien fonctionné.

La bande dessinée comme vecteur historique

Le personnage de Spirou est un bon vecteur, l’écriture d’Emile l’est aussi ainsi que la façon dont il va traiter la persécution des Juifs. Il avait cette idée que s’il envoyait Spirou à Auschwitz, même en le faisant revenir, il ne pourrait plus être le personnage qu’il sera, celui de Franquin, empathique, aventurier, insouciant avec un regard humaniste sur le monde.

Alors Émile Bravo va chercher une idée et il va la trouver dans un livre intitulé L’Art dans l’Histoire où chaque période historique est illustrée par un tableau. Il s’agit pour la Shoah d’un tableau de Felix Nussbaum, Le Triomphe de la mort.

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Felix Nussbaum « Le Triomphe de la mort » 1944, Museumsquartier Osnabrück

Il a une révélation, il ne connaît pas ce peintre mais son tableau est l’exemple même de la fin de la civilisation. Alors il regarde l’histoire de ce peintre et découvre que c’est un réfugié juif allemand, il habite Bruxelles, d’où il sera déporté et disparaîtra dans la Shoah. Pour lui c’est donc le personnage qu’il lui faut, il va donc créer une rencontre fictive avec Felix Nussbaum et Felka Platek.

Dans l’album, on ne les connaît au début que sous leurs prénoms Felix et Felka et on ne comprend à la fin, qu’avec le tableau, qu’il s’agit de Felix Nussbaum. Les enfants vont pouvoir penser qu’il ne s’agit juste que de personnages de la bande dessinée, et non pas de personnes ayant réellement existé. Et cela sans se poser de questions.

Le travail de Felix Nussbaum

Par rapport à l’Histoire de la Shoah, en montrant dans l’album des tableaux de Felix Nussbaum, Émile Bravo montre la destruction des personnes, mais aussi la destruction de leurs œuvres ou de leurs entreprises. Ainsi, il restitue les œuvres en les apportant à un plus grand nombre en faisant connaître le travail de Felix Nussbaum et en donnant envie de découvrir les vrais tableaux.

La spécificité de travail de Felix Nussbaum est qu’il a fait de nombreux autoportraits. Émile Bravo va les utiliser pour montrer comment physiquement la persécution va se mettre en place. Avec cette déchéance physique qui se voit au fur et à mesure des tableaux, il n’y a pas besoin de frise chronologique, les enfants comprennent très bien ce qui se passe.

Felix Nussbaum, un indésirable

On va donc dans l’exposition parler de Felix et Felka, mais également parler d’un moment important qui est l’internement des “indésirables” par le gouvernement belge. Les ressortissants de puissances étrangères entre 1939 et 1940, allemands, autrichiens, tchèques des Sudètes, juifs ou non-juifs, antifascistes ou pas, sont internés. Mais comme il n’y a pas de camps d’internement en Belgique, les Belges vont demander aux Français de le faire dans leurs camps dans le Sud. Là où se trouvent les Républicains espagnols.

Felix Nussbaum va se retrouver dans le camp de Saint-Cyprien. Felka n’est pas concernée par cette mesure, parce que Polonaise, donc alliées des Français et des Anglais, elle n’est pas inquiétée.

Felix Nussbaum « St. Cyprien » (détenus à Saint Cyprien) 1942, Museumsquartier Osnabrück

Felix Nussbaum va être profondément marqué par son séjour dans ce camp. Ses tableaux sont parmi ses œuvres les plus fortes. Il est marqué par les conditions de vie très difficiles dans ces camps des plages à même le sable. L’hygiène et l’alimentation y sont déplorables.

De retour à Bruxelles, quand la persécution se met en place avec le port de l’étoile, ce qu’il est en train de vivre lui rappelle ce qu’il a vécu à Saint-Cyprien et il va ressortir le tableau et le retravailler.

Être artiste en temps de guerre

Cela pose la question de ce que c’est que d’être artiste. Comment cela permet de transmettre ce qu’on a vécu, mais également de mettre en avant les arbitrages qu’il faut faire en période de rationnement. Faut-il acheter un tube de peinture et un pinceau ou bien à manger avec les peu de moyens qui restent ? La conscience d’artiste est parfois une pulsion plus forte en choisissant de travailler son art parce que c’est une façon de s’exprimer.

Le tableau Le Triomphe de la mort, qu’on peut voir au Musée d’Osnabrück, est fait au printemps 1944, quelques semaines avant la déportation de Felix Nussbaum. Ce dernier a effectué énormément de dessins préparatoires, d’esquisses alors qu’ils sont avec Felka pourchassés et cachés dans un grenier.

Comme s’il préparait un tableau pour une exposition ultérieure, sans précipitation et sans urgence de finir ce tableau, pour témoigner. Comme s’il était hors des évènements qui sont en train de se dérouler.

Le camp de Saint-Cyprien est un point commun entre Felix Nussbaum et Emile Bravo. Quand ce dernier découvre l’itinéraire du peintre, il voit qu’à un kilomètre se trouve le camp d’Argelès, là où a été interné son père. Cela va faire écho à ce qu’il lui racontait sur son internement et sur sa colère à l’encontre des démocraties, qu’il accusait d’avoir lâché les Républicains espagnols, et envers Hitler et Mussolini d’avoir soutenu Franco.

La résistance en Belgique

L’exposition comporte une partie plus documentaire puisqu’elle explique au public comment se déroule l’occupation en Belgique ou en MBB (Militärbefehlshaber in Belgien und Nord-Frankreich) sous gouvernement général, avec les deux départements du Nord et du Pas de Calais qui sont adjoints et forment un ensemble dirigé par le gouverneur militaire allemand, Le général von Falkenhausen.

Dans cette autre partie, il est question de la Résistance et du personnage fondamental de Jean Doisy, avec la création d’un théâtre de marionnettes en collaboration avec André Moons, le marionnettiste.

La marionnette de Spirou datant de 1943 et créée par Jigé est visible à l’exposition. On a donc reconstitué ce théâtre d’après une photo. Suzanne Moons, la maman d’André, a d’ailleurs sauvé 600 enfants parmi les 2500 sauvés en Belgique.

On a également retrouvé, dans les archives de Dupuis, un film sur une représentation du théâtre avec la marionnette en 1943.

La mise en lumière de Felka Platek

L’exposition a voulu montrer l’œuvre de Felix Nussbaum et Felka Platek. Des tableaux nous ont été prêtés par le Musée Felix Nussbaum, qui se trouve près de Hanovre, à Osnabrück, sa ville natale. Il a été créé par Daniel Libeskind, l’architecte du Musée juif de Berlin, et inauguré en 1998. Il était important dans l’exposition d’avoir des tableaux qui montrent leur travail.

Mais pour des problématiques de conservation des œuvres, il a fallu effectuer une rotation des tableaux, donc nous avons exposé des tableaux de Felka Platek. La redécouverte du travail de Felix Nussbaum a induit la redécouverte de celui de sa femme, qui était également artiste peintre, mais beaucoup moins connue. Elle venait de Pologne et ne parlant ni le français, ni l’allemand, ni le flamand, elle a eu une intégration difficile en Belgique. Et pendant longtemps, elle a été la femme de, c’est pour cela qu’on a voulu montrer son travail à elle.

Je trouve fascinant, quand on regarde cette peinture datant de 1943, alors qu’ils sont cachés dans ce grenier, de trouver de la lumière, cette plante qui pousse. Un moment où on est quasiment en Provence alors qu’ils n’ont plus de lumière. Là, ils ne témoignent pas de ce qu’ils sont en train de vivre, mais ils choisissent de continuer à vivre et à travailler.

Il reste une trentaine d’œuvres de Felka Platek dans le monde et on a la chance d’en avoir quelques-unes ici, provenant du Musée de la Génération perdue de Salzbourg. C’est un collectionneur qui a décidé de retrouver les œuvres d’artistes qui ont disparu dans la Shoah.

La bande dessinée belge sous l’Occupation

La dernière partie de l’exposition concerne la création et l’importance de l’Occupation dans la création de la bande dessinée belge. Là encore, une différence avec la France, puisque les titres interdits reparaissent plus vite en Belgique, alors qu’en France, ils ont continué à paraître et ont été interdits à la Libération. Ce qui fait qu’il y a un décalage de six ou sept ans, permettant après-guerre un départ de la bande dessinée belge plus rapide que celui de la bande dessinée française.

N’hésitez pas à compléter cette visite avec la lecture du catalogue de l’exposition rédigé sous la direction de Didier Pasamonik et Caroline Bravo, préfacé par Pascal Ory et publié chez Dupuis.

Couverture Spirou dans la tourmente de la shoah

 

Je tiens à remercier vivement Caroline François, historienne et commissaire de cette exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah, pour ses précieuses indications lors de cette visite. Mais je remercie également Léa Taieb, attachée de presse du Mémorial de la Shoah pour son accueil et avoir facilité notre venue. Enfin, je remercie Fabrice Bauchet, rédacteur sur Comixtrip, pour toutes les photos prises durant cette visite.

 

L’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah est visible jusqu’au 30 août 2023, tous les jours, sauf le samedi, de 10h à 18h. Nocturne le jeudi soir jusqu’à 22h.

Cette exposition se déplacera bientôt à Toulouse (détails à venir).

Article posté le mercredi 02 août 2023 par Claire Karius

À propos de l'auteur de cet article

Claire Karius

Passionnée d'Histoire, j'affectionne tout particulièrement les albums qui abordent cette thématique. Mais pas seulement ! Je partage ma passion de la bande dessinée dans l'émission Bulles Zégomm sur Radio Tou'Caen et sur ma page Instagram @fillefan2bd.

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